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De Tortosa à la Mer

01 Avr De Tortosa à la Mer

Depuis la plus haute antiquité, le Delta de l’Ebre a été un enjeu stratégique majeur de pénétration des terres que ce soit à des fins militaires ou commerciales. Aujourd’hui, les enjeux se sont déplacés, pour faire de ces eaux de haute mémoire, un creuset écologique et touristique incomparable.

Sur les quais de Tortosa, à quelques encablures du très controversé monument franquiste encore planté en plein milieu du cours de l’Ebre, juste sous la façade du grand marché d’inspiration moderniste attend sagement le Sirgador, une reconstitution minutieuse d’embarcations à fond quasiment plat (llaguts) qui ont sillonné le fleuve pendant des siècles. Comme le dit Jordi, le guide, « Fermez les yeux, oubliez les barrages hydroélectriques, les routes modernes et l’invention du chemin de fer. Vous y êtes. » Il décrit un peuple joyeux de débardeurs et de mariniers qui s’agitaient sur les rives encore vierges de toute construction en dur qui les canalisaient. Les bateaux chargés de toutes sortes de marchandises venues de terres lointaines comme la Navarre ou l’Aragon accostaient, parfois doublés par les radeaux de troncs d’arbres venant des Pyrénées qui nourrisseaint les grands chantiers navals créés quand la ville appartenait encore au califat de Cordoue. 

La route des eaux

Dans l’autre sens commençait la « sirga », le halage des bateaux vers l’amont du fleuve, par des mulets quand c’était possible, mais le plus souvent, à dos d’homme. Les sirgadors, selon les saisons et le débit, descendaient dans l’eau pour tirer ces énormes barques chargées de marchandises en provenance de Méditerranée, arc-boutés à leurs cordes épaisses. Ils ont laissé, le long du courant, de jolis chemins de halage qui embrassent vergers et ajoncs. Ils sont aujourd’hui des lieux de promenade prisés qui portent cette lourde mémoire de sueur et de labeur humains. « Pensez aussi que l’Ebre n’était traversé par aucun pont ! Les bacs et les ponts de barques en tenaient lieu. Autant dire que le fleuve était alors un lien essentiel, nourricier, symbolique, un axe de pénétration des terres et de migration des hommes. Une mer pour pêcher, un puits pour irriguer et une autoroute vers le monde et le large » souligne Jordi. Vous voilà prêts à embarquer ! Avant de se laisser glisser vers la mer, le Sirgador remonte le fleuve, aidé par son moteur puissant. Il défile devant la rive droite de la ville, la plus belle. Vous passez ainsi devant la résidence de l’évêque, un magnifique bâtiment gothique aux fenêtres bilobées, puis devant la cathédrale la plus étrange de toute la Catalogne, une merveille architecturale dont l’élan vertical semble avoir été stoppé, la privant de la sveltesse d’un clocher. En fait, il vous suffit de lever les yeux pour voir le mystère levé. Sur la colline se dessine la silhouette massive d’une forteresse qui a encore tout de la casbah de ses origines. « Vous voyez, il aurait été impossible de défendre la ville si la cathédrale avait fait obstacle aux tirs » précise un des passagers. Juste à côté, un très vaste bâtiment moderniste d’inspiration nettement mudejar étale ses ailes et son ornementation de céramique nettement orientale. C’est l’ancien abattoir, aujourd’hui devenu le siège de l’office du tourisme et un musée de la céramique absolument magnifique. Déjà, les digues ont disparu et les vaguelettes du fleuve, engendrées par le sillage, viennent mourir sur une langue de terre comme elles l’ont fait pendant des millénaires au passage des bateaux. Alors commence un monde sauvage, un monde de roseaux, d’aulnes pâles et de sous-bois, un monde d’oiseaux migrateurs, de rapaces, notamment des milans noirs et de petits animaux sauvages. L’Ebre s’offre des îles alluviales qui dessinent sur son cours un joli rosaire et sont devenues des oasis de biodiversité. Déjà, le Sirgador entame un demi-tour, pour vous faire passer devant la Tortosa moderne, rive gauche, où domine la silhouette de l’église au long clocher pourtant écrêté par un bombardement pendant la guerre civile. « Vous voyez  sur la digue l’inscription géante « no al transvasament ? » Ca veut dire non au détournement du cours du fleuve un temps prévu par l’état espagnol. Un passage sous le pont routier, un autre sous le pont rouge du chemin de fer, et le monde sauvage reprend ses droits. Sous le bateau, l’eau douce ne règne que quelques mètres. Au-dessous d’elle, l’eau de mer, plus lourde et plus dense, trace une deuxième rivière, on l’appelle la Conca Marina. Les pêcheurs que vous voyez autour des nombreux petits embarcadères pêchent aussi bien des anguilles que des dorades. Et c’est le cas jusqu’à Tortosa pourtant déjà bien à l’intérieur des terres. Bientôt voici les premières maisons d’Amposta, capitale du riz et Venise locale striée de canaux, avec son beau front de fleuve aux vieilles demeures de briques et son pont, fidèle réplique de celui de Brooklyn, passage obligé. Ici commence le pays des dunes et des îles. 

D’îles et de lumières

Il vous faut parcourir en voiture ou en vélo quelques kilomètres à travers les rizières ponctuées de cabanes chaulées et de chemins étroits, de petits canaux et d’orangers au vert profond avant d’atteindre l’embarcadère des bateaux qui sillonnent le delta et entourent l’île de Buda. Cette fois ce sont de grands ferries type bateau mouche qui vous attendent. Cap sur le large ! Le fleuve s’évase à l’infini comme s’il écartait les bras pour mieux embrasser la mer. Des herbes hautes peuplent les berges. Les cormorans, excellents plongeurs, zèbrent le ciel et les ondes, parmi les cris des mouettes et des goélands, avant de fondre sur les anguilles. Tout ce monde des eaux forme le Parc du Delta de l’Ebre, organisé autour des deux bras du fleuve. Le premier, bloqué par les matériaux charriés par le fleuve lors d’une énorme crue, est à jamais enserré de dunes, enfermé dans deux jolies lagunes, l’Encanyissada (la plantée de roseaux) et La Tancada (l’enclose). « Le second bras s’est frayé un chemin au point le plus faible de la digue ainsi formée et c’est lui que vous parcourez », explique Paco, le conducteur du bateau. Au loin une sorte de Tour Eiffel semble plantée dans les flots. C’est le « phare du Cap de Tortosa » auquel, il y a encore quarante ans, on accédait à pied et qui se trouve désormais à six kilomètres de la côte. La beauté que vous traversez  entre ciel et fleuve est en effet menacée de mort. Les nombreux barrages créés en amont de l’Ebre retiennent les alluvions qui ne viennent plus sculpter îles et isthmes et font de ce fait reculer les terres au profit de la montée des eaux.

Malgré la menace, le panorama est magique. Une sorte de grande maison de bois orne la côte nord, un mirador particulièrement prisé des ornithologues et photographes… Juste à côté, un étrange monument fait de stèles dressées rend hommage aux vierges votives de toutes les communautés autonomes actuelles de l’état espagnol qui semblent veiller sur les eaux en étrange ex-voto. Lorsque le bateau accoste, on se sent comme augmenté par l’incroyable splendeur des lumières et des reflets, cette impression de confins et de finistères qui ouvre le champ des possibles et parle à l’imaginaire. 

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