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Jordina Sangrà : le Raval, un quartier formidable

01 Avr Jordina Sangrà : le Raval, un quartier formidable

De retour au pays après un long séjour aux Etats-Unis, Jordina Sangrà a jeté son ancre à Barcelone, au cœœur du Raval. Onze ans plus tard, elle y possède trois restaurants, préside l’association des commerçants et défend son quartier bec et ongles. Rencontre avec une femme engagée.

CC : Bonjour Jordina. Trois restaurants, c’est une belle aventure, d’autant que vous êtes très jeune. Quel est leur style ?

Ils sont tous trois différents mais l’objectif est le même, servir de la cuisine catalane et des produits du marché, au cœur d’un quartier multiculturel. A Barcelone comme ailleurs, les gens ont besoin de plats authentiques, de choses qu’ils n’ont plus le temps de faire chez eux, alors on les fait pour eux.

CC : Et pour les touristes, je suppose…

Il n’y a pas tant de touristes que ça, au Raval. Ceux qui choisissent notre quartier sont en quête d’autre chose que la carte postale de Barcelone. Ils sont prêts aux contrastes et aux zones vraiment paupérisées. Mais avec la proximité des Rambles, on en a de plus en plus c’est vrai. Et il est important qu’ils découvrent, à côté de toutes les autres, la cuisine catalane, c’est l’une des meilleures du monde.

Jordina-Sangra2CC : Vous êtes arrivée ici en 2004. Je suppose qu’en 11 ans, le quartier a beaucoup changé ?

C’est même inimaginable. Avant que la rambla du Raval ne soit créée, c’était un espace semi-désertique, de ce côté-là. Il y avait comme une plaie ouverte dans la ville, on aurait dit que le quartier avait subi un bombardement ! Aujourd’hui, la greffe a pris d’une façon incroyable. On a l’impression que les immeubles, le chat de Botero, les hôtels, tout est là depuis toujours. C’est un lieu nouveau qui favorise la mixité et les gens s’en sont immédiatement emparés. Vous savez ici, il y a deux éléments fondamentaux à retenir. D’abord, du fait de l’habitat ouvrier du début du siècle dernier, c’est la plus forte densité de population de toute l’Europe. Ensuite, on y compte 60% d’immigration, notamment des Africains et des Pakistanais, mais pas seulement. Nous avons aussi des Maghrébins, des Européens venus de l’Est, des Européens communautaires. C’est un sacré défi pour les urbanistes et les politiques. Et pourtant, je peux attester que la cohabitation fonctionne dans le respect des religions et des différences. Le Raval n’a rien d’un ghetto, on y vit en bonne intelligence.

CC : Pourtant, il y a encore des poches de pauvreté extrême, de la drogue, de la prostitution, quelque chose subsiste de la légende du Barrio Chino, non ?

Il existe encore des populations très marginales, mais avec les progrès de la société, l’accès aux soins, à l’hygiène, aux aides sociales, tout cela s’est nettement amélioré. Les choses évoluent dans le bon sens. Il y a encore des zones où l’habitat est quasiment insalubre, mais ces poches ont tendance à se résorber comme dans toutes les capitales du monde. Quant à la délinquance, elle va toujours avec la pauvreté. Le Raval a déjà beaucoup progressé.

CC : Il me semble qu’il y a plusieurs Raval…

C’est très vrai. Au nord, dans le « haut » Raval, c’est très bourgeois, on y trouve des boutiques de stylistes et des musées, c’est finalement un prolongement des rambles, même si le quartier est nettement plus bohème et déjà un peu mélangé au niveau des cultures et des couleurs de peau. Ensuite, il y a le Raval central, le mien, celui qui ménage la modernité de la nouvelle rambla, le tissu serré des petites rues derrière la Boqueria. Celui qui parle une centaine de langues et cuisine des milliers d’épices. Celui qui travaille beaucoup et ressemble à une fourmilière. Enfin, il y a le Raval sud, juste avant le port. Là, rien ou presque n’a changé. C’est le paradis des marginaux, les immeubles sont vétustes, pour ne pas dire carrément insalubres et dénués des commodités modernes : il concentre la misère en plein cœur de la ville et à deux pas de l’un des points les plus touristiques de la planète : les rambles. Il faudra du temps et des investissements massifs pour changer ça mais le quartier vaut le coup. Pour le reste, Barcelone est un port, le plus grand de Méditerranée, alors il reste une plaque tournante de la drogue et de la prostitution. Ici, les prostituées travaillent assez tranquillement, elles font partie du paysage, la rue est simplement leur lieu de travail. Je suppose que c’est un peu comme ça dans tous les ports du monde… Et le pire, ce serait de tuer cet esprit si particulier qui fait partie intégrante du Raval. J’espère que la rénovation se fera dans le respect de l’histoire et des populations.

Jordina-Sangra3CC : Ce quartier, vous l’aimez beaucoup, vous le défendez…

C’est chez moi. Je viens des Pyrénées, mais c’est ici que j’ai décidé de faire ma vie. J’ai quarante et un ans et je compte bien faire un bon bout de chemin dans ce quartier. Je préside l’association des commerçants et croyez-moi, c’est déjà une mosaïque ethnique qui reflète la réalité du Raval. Avec eux, nous organisons toutes sortes d’animations dont le but est d’abord de le déstigmatiser : beaucoup de Barcelonais hésitent à y venir le soir. Ils ont peur de se faire agresser, de se faire voler leur sac à main ou leur portefeuille. Ils ne sont pas habitués à autant de mélanges ethniques. Evidemment, les tour-opérateurs font de même, ils ont tendance à éviter le Raval et même à déconseiller aux gens d’y venir. Alors, nous avons pris le contre-pied de ces peurs : nous mettons en avant l’incroyable richesse culturelle du quartier : la profusion de restaurants africains, pakistanais, chinois, marocains, qui font voyager les convives dans le monde entier, les boutiques colorées où l’on trouve à peu près tous les artisanats du monde et puis l’offre culturelle. Si vous voulez écouter de la vraie rumba catalane pour quatre sous, vivre un flamenco authentique, le Raval c’est la bonne adresse ! Il y a davantage à vivre ici au comptoir d’un café que dans les salles de concert huppées de la Barcelone bourgeoise. Et c’est pareil pour les galeries d’art ou les salles de théâtre. Le Raval, c’est le lieu le moins conventionnel qui existe. Tout s’y côtoie, donc on peut oser. Et le Liceu n’est qu’à quelques mètres… C’est ce que j’aime dans Barcelone. Et puis vous savez, dans le Raval, il y a de l’animation jusqu’au cœur de la nuit, c’est la meilleure garantie de sécurité : pas de rues désertes.

CC : Vous pensez que dans dix ou quinze ans, le Raval deviendra un must comme le Born ?

Non, impossible. La densité de la population est trop forte. Et heureusement, nous n’avons pas la plastique architecturale du Born, ni son origine aristocratique, cela nous met à l’abri. Je n’ai aucune envie que le Raval devienne un quartier à la mode. Cela voudrait dire que la population d’origine est partie pour laisser place à des boutiques et des bars branchés. Quelle horreur ! Non, le Raval va se développer en restant lui-même, fidèle à sa mixité et à ses origines populaires. Un endroit où le monde peut poser ses valises. Ce que nous voulons changer, ce n’est pas le Raval, mais le regard que portent sur lui en premier lieu les Barcelonais, puis le reste du monde. Tout le monde parle d’immigration, de colonisation culturelle, de montée des religions : nous ici, au cœur d’une ville-monde européenne, nous proposons un modèle qui marche, un quartier qui rend ses habitants heureux, des visages inattendus de Barcelone, sans doute les plus fidèles à son ADN de port. Nous voulons que les gens sachent qu’ici, ils peuvent s’enrichir, vivre des expériences uniques, côtoyer ce qui est différent, sans rien perdre de la Catalogne. Nous n’avons pas d’autre solution que de nous ouvrir. C’est tout le sens de mon combat.

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