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La route des calls

04 Fév La route des calls

Les degrés de conservation des quartiers juifs des villes catalanes sont très inégaux, mais au fil de la route se dessine une typologie de petites rues resserrées à peine identifiables, parfois. Et pourtant, elles nous parlent d’un monde disparu.

On appelle juifs catalans les populations juives installées en Catalogne au Moyen-âge, soit au moment même de l’émergence de la Catalogne en tant que nation, même si leur présence est beaucoup plus ancienne. Un peu partout, ils ont créé des quartiers spécifiques, séparés du reste de la ville par une porte que l’on fermait le soir : les calls. En Catalogne romane les juifs ont été dans un premier temps largement tolérés avant d’entrer dans une spirale d’exclusion et de pogroms qui s’achèvera par leur expulsion en 1492. Les rites de la religion juive, et notamment les interdits alimentaires qui s’y attachent, rendent l’exogamie pratiquement impossible. Ils ont paradoxalement à la fois permis de protéger la cohésion des communautés et contribué à les isoler et les désigner. Ils se réfèrent exclusivement à la Torah (c’est-à-dire la loi), aux Neviim (aux prophètes) et aux Ketuvim (aux écrits). Différence notable avec les chrétiens, ils attendent le Messie, et ne croient donc pas à l’incarnation. Ces deux éléments seront au cœur des discussions théologiques qui vont agiter la Catalogne sous le règne de Jaume Ier. Les communautés juives payaient leurs impôts aux rois comme tous les sujets du royaume et dans les calls on pouvait être orfèvre, tisserand, avocat, paysan, astronome ou médecin. Toutefois, ces juifs catalans étaient considérés comme une propriété directe des comtes-rois. Ils échappaient ainsi au système féodal et pouvaient être collecteurs d’impôts, banquiers et médecins de la couronne, métiers que les Chrétiens considéraient impurs. Leur langue de communication était  le judéocatalan, à l’exception bien sûr de la sphère religieuse où l’hébreu était employé. Mais surtout tous comprenaient l’arabe, ce qui rendait leur travail de traduction précieux. C’est grâce à ces passeurs naturels que le corpus des connaissances scientifiques des Arabes et des Grecs a pu atteindre la Catalogne et à travers elle, tout le sud de ce qui n’est pas encore la France. En 1215, le concile de Latran, sur fond de croisade contre les Cathares, fixe les normes de vie de tous les juifs en chrétienté et les contraint à s’identifier par une rouelle rouge. En parallèle, les nobles catalans se plaignent de l’usure si bien que Jaume le Juste supprime toutes les charges royales qui leur avaient été accordées. De mauvaises récoltes, puis les pestes de 1348 et 1391, que l’église n’hésite pas à qualifier de châtiment divin dû à la présence de juifs dégénérèrent en attaques répétées et violentes. L’Inquisition poursuit les marranes (juifs convertis) avec fanatisme. L’arrivée des Rois Catholiques sonne le glas : en 1492, expulsés dans des conditions effroyables, les juifs catalans prennent la mer pour gagner les communautés d’outre-mer, notamment en Grèce et en Turquie. Ceux qui restent se convertissent pour survivre et maintiennent comme ils le peuvent leurs traditions et leurs rites dans la clandestinité la plus totale. Et ce, jusqu’à nos jours. Pour bien identifier un call, dans lequel réside la communauté juive, c’est à dire le quartier, toujours médiéval, aux rues particulièrement étroites, il suffit de quelques indices.

Dans le chambranle de la porte, l’existence de la fente de pierre dans laquelle on plaçait la mezuzah, un petit rouleau de parchemin comportant un texte rituel, reste un indice sûr. De même, les synagogues sont généralement situées au point le plus haut de la ville et le mikvé n’est jamais loin. Les cimetières juifs sont toujours situés en dehors des remparts et écartés des cimetières chrétiens. Ainsi à Perpignan, c’est probablement à l’emplacement du Couvent des Minimes que se trouvait la synagogue. Il en reste le mikvé, situé sous le cloître. Quoique modifié pour servir de citerne par les moines, il a été authentifié et devrait bientôt faire l’objet d’une mise en valeur spécifique. En Catalogne-nord, on relève la présence de communautés à Céret, à Collioure et à Villefranche de Conflent. à Puigcerdà, le call est encore matérialisé par une porte basse creusée dans les remparts. Dans toutes ces contrées du nord du pays, les juifs faussement convertis, les marranes, ont fait souche en maintenant des traditions juives qui se sont effilochées au fil des générations jusqu’à devenir des traces de crypto-judaïsme rarement identifiées comme telles : brûler ongles et cheveux, saler la viande avant de la cuire, voiler miroirs et tableaux en présence d’un mort par exemple.

Mémoire vivante

Sachez tout de même que plus de 30 % de la population catalane de souche est marrane, la plupart du temps sans le savoir. En Vallespir, on emploie d’ailleurs une étrange expression « modat com el dissabte » (Endimanché comme un samedi). Étrange pour des terres chrétiennes… à Girona, les choses sont plus tranchées. La ville possède un des calls les plus intéressants de toute l’Europe, et un de ceux qui ont été le mieux restaurés et mis en valeur. La rue de la Force, située non loin de la cathédrale, donnait accès à un hospice, un orphelinat, une maison de la charité et pas moins de trois synagogues. Le Musée des juifs, magique dans son évocation sobre et belle, est installé dans un de ces temples et on peut y admirer le mikvé ainsi que la collection lapidaire la plus importante de la péninsule ibérique, ainsi que la liste impressionnante des juifs catalans qui ont compté par leurs apports intellectuels ou scientifiques au monde. Girona a si bien conservé sa mémoire juive qu’elle mérite un chapitre particulier, d’autant que c’est elle qui a donné le ton de la reconquête de cette part irremplaçable de l’identité catalane. Un peu plus loin, Besalú, un des plus beaux villages médiévaux de toute la Catalogne, garde vive l’empreinte de sa communauté juive. Du haut du pont gothique à dos d’âne, une merveille architecturale, on distingue sur la rive du Fluvià une porte basse, celle du call, par laquelle les juifs rentraient dans la ville de façon séparée. Si la synagogue et son école ont disparu, leur emplacement est parfaitement identifié. Le mikvé est parfaitement intact : il est extrêmement visité car Besalú fait florès avec son patrimoine juif qui lui vaut des dizaines de milliers de visiteurs passionnés. En remontant le fleuve à travers les petites rues en pente dotées d’escaliers, vous ne manquerez pas de remarquer dans le marbre des portails, la petite fente de la mezuzah sur plusieurs maisons patriciennes. à Castelló d’Empúries, autre haut lieu juif, la riche documentation a permis de localiser les synagogues et les cimetières, mais il reste en réalité peu de chose, quelques restes de la nouvelle synagogue alors que le Call a été, après celui de Girona le plus important du diocèse. Barcelone, bien sûr, garde, là encore, son statut de capitale avec ses deux calls qui regroupaient, au Moyen-âge, 10 % de la population. Elle fera elle aussi, l’objet d’un chapitre dédié. à l’ouest du pays, on note la présence de calls et de communautés à Balaguer la capitale de la Noguera, à Agramunt et aussi à Cervera, mais les vestiges architecturaux sont rares et la visite vaut davantage pour l’atmosphère et le symbole. à Cervera, la synagogue a été reconstituée et les sièges disposés avec le nom de chacun des propriétaires et le montant de leur écot. à Montblanc, pourtant si miraculeusement intacte dans ses remparts, il ne reste qu’une rue surmontée d’une ogive de pierre, une petite merveille. à Falset, capitale du Priorat, tenez-vous bien, 40 % de la population était juive au XIVe siècle, ce qui en fait une rareté. Le patrimoine juif est partout et les pierres frappées de caractères hébraïques sont nombreuses dans la ville. Santa Coloma de Queralt est connue pour sa communauté juive dont 150 membres refusèrent la conversion. Plus au sud, Tortosa la magnifique a longtemps perpétué dans son art de vivre, la trinité d’Al Andalús, avec sa population chrétienne, juive et musulmane. On y trouve les restes de deux synagogues, la tombe intacte d’une jeune juive, un call resserré et surtout une atmosphère inimitable. Il faut bien comprendre qu’il y avait des juifs dans toutes les villes catalanes, si bien qu’en réalité, les calls étaient partout, plus ou moins organisés, mais présents. Que penser de noms de ville comme Vilajuïga, par exemple ? Enfin, on ne comprendrait rien à l’importance de ces communautés si l’on n’avait présent à l’esprit que les plus éminents de ces juifs ne cessaient de voyager pour se rendre par exemple à Majorque où vivait une énorme communauté, les Xuetes, en lien constant avec le monde arabe, ou bien en Palestine, ou encore en Provence. On est très loin de l’image d’enfermement que pourrait suggérer l’architecture même des calls. Il s’agissait en réalité de points de rayonnement et d’échange qui ont largement favorisé l’ensemble de la population et contribué, par capillarité, à créer l’identité catalane. Un des principaux griefs de Franco n’était-il pas qu’il considérait la Catalogne enjuivée ?

 

 

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