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Paraula de Bruixa

01 Oct Paraula de Bruixa

Il y a un siècle à peine, les paysans leur réservaient des rituels étranges et craignaient leur messagère de toujours, la chouette. Aujourd’hui, on aime bien jouer avec leur image… Mais qui n’a jamais eu de petit frisson dans le dos, en pensant aux pouvoirs occultes des bruixes (sorcières) ?
Les bruixes (sorcières) ont passé un pacte avec le diable, tout le monde vous le dira. Elles sont soumises à sa force brute et exécutent ses ordres qu’elles reçoivent lors de cérémonies occultes. Ennemies des humains et de toute tentative de faire le bien, elles sont capables, pour promouvoir leur monde sulfureux de ruiner les récoltes, de blesser les animaux, et surtout de jeter des sorts et des malédictions qui poursuivent les familles jusque dans leur descendance. Pourtant, on ne les déteste pas vraiment. Elles sont laides, vieilles, méchantes, mais on les aime quand même !

sorciere2Une stratégie de défense

Rien d’étonnant donc à ce que les paysans aient développé des stratégies de défense étranges, comme apposer sur la porte un fer à cheval, des pattes de coq ou un chardon qui, par sa forme solaire, est censé représenter l’œil de Dieu, pour chasser les éventuels maléfices. En Cerdagne et en Conflent, vous ne manquerez pas de remarquer au faîtage des toits de lloses, ces drôles d’ardoises levées supposées chasser les bruixes, en permettant aux chouettes de se poser : on les appelle espanta-bruixes (épouvantails à sorcières) et porta-xots (repose-bruixes). Qui d’entre nous n’a pas vu son grand-père signer le pain d’une croix, et pester quand, par hasard, on le posait à l’envers sur la table ? Ou bien encore, en étrennant une maison, qui n’a pas jeté de sel derrière son épaule ? Et bien tout ça, c’est pour se protéger des bruixes ! Ne dit-on pas que des villages et des mas entiers ont dû s’exiler après que les bruixes en aient tari les sources ? N’attribue-t-on pas l’incendie de bergeries à la foudre convoquée par ces femmes malfaisantes ? Ne se murmure-t-il pas que telle femme stérile, tel agneau mort-né sont le résultat de formules maléfiques, marmonnées à la nuit venue ? Et que les eaux torrentielles obéissent aux ordres souterrains du Malin ?

Une secte universelle

Et cela remonte à très loin ! Dès la plus haute antiquité, les pratiques ésotériques se multiplient avec l’idée de canaliser les forces du bien et du mal en fonction des intérêts des pratiquants. Pas de monarque qui n’ait à ses côtés mages et magiciennes, censés porter malheur à ses ennemis et le protéger d’eux. Au Moyen-âge, en Europe, le recours aux forces obscures est général, au point que l’église publie, à travers le pape Jean XXII une bulle intitulée « Super Illius Specula » (1326) qui s’attaque à la sorcellerie comme à une secte universelle possédée par le Diable, une sorte d’église parallèle dédiée au Malin avec ses messes noires, ses transes corporelles, son appel à une sexualité débridée, ses profanations. Dans la foulée, deux théologiens allemands, Kramer et Sprenger, théorisent en quelque sorte le personnage de la sorcière et de ses attributs traditionnels, mettant ainsi en danger des milliers de femmes dans toute l’Europe. Car la sorcière est une femme, bien sûr, vivant seule et accompagnée d’un chat, généralement assez âgée, du moins pour l’époque. Tous les samedis soir, elle s’envole sur son balai pour rejoindre ses sœurs et danser le sabbat en foulant la salsepareille. Difficile de ne pas voir dans ces descriptions, une misogynie et un antisémitisme viscéraux. Depuis qu’Eve a croqué la pomme, le mal est incarné par la femme. C’est elle qui est la plus fragile face à Satan, elle qui peut devenir son ambassadrice. Quant à la confusion entre le shabbat et le sabbat, elle se passe de commentaires ! En filigrane, c’est bien le judaïsme qui est désigné comme une secte dangereuse. Pour n’être pas la cible directe, il n’est pas épargné. L’église ratisse large !

sorciere4La chasse aux sorcières

Cette imagerie populaire de la femme seule en tant qu’incarnation du Mal, abondamment relayée par l’église urbi et orbi, ne tarde pas à aboutir à une chasse si féroce qu’elle a laissé un nom générique pour toute discrimination, qu’elle soit d’ordre religieux ou politique, « la chasse aux sorcières ». Que meure un enfant dans des conditions jugées suspectes, qu’il grêle sur une récolte, que la grande peste s’abatte sur l’Europe ou qu’une famine s’annonce, le bouc émissaire est tout désigné, c’est la faute aux sorcières, comme ce fut celle des Juifs ou des Cathares ! Ainsi, en Catalogne ont eu lieu en deux siècles plus de 400 exécutions sur le bûcher, accompagnées d’un nombre incalculable de meurtres de chats et de chouettes, simplement perçus comme maléfiques parce qu’ils voient dans le noir ! Et on ne compte pas le nombre de femmes, encore au XIXe siècle, mises au ban d’un village parce qu’elles étaient suspectées de sorcellerie et de maléfices. Au lavoir, on faisait bien attention à ne pas mettre le linge en contact avec le sien, et on essayait de laisser à l’église une place vacante à côté d’elle.

Des traces profondes

Dans la nature aussi, tous les lieux sacralisés au cours des civilisations successives (grottes, belvédères, cimetières) sont souvent suspectés par l’église et l’opinion publique d’accueillir des sabbats, une fois la nuit venue. Ces orgies de sorcières laissent d’ailleurs des traces physiques. Ainsi, dans les prés, on trouve, le plus souvent autour des carriolettes (mousserons), des cercles d’herbe plus foncés que l’on appelle « anells de bruixes » ou ronds de sorcière. On ne compte plus les « boscs de les bruixes » ou encore « rocs de les bruixes ». Mais c’est dans l’entre-deux, quand l’homme est face à des phénomènes inexpliqués que les bruixes sont convoquées : « l’hora de les bruixes » désigne le moment exact où la nuit finit sans que le jour ait vraiment commencé. L’arc-en-ciel marque celui où les « bruixes se pantinen » (les sorcières se peignent). Quand on veut désigner une femme peu sympathique, le « sembla ben bé una bruixa » (elle ressemble vraiment à une sorcière) est de rigueur. Et si elle est de mœurs légères revient le dicton « beata bruixa que amaga el peu i mostra la cuixa ». (Heureuse sorcière qui cache le pied et montre la cuisse). La langue populaire illustre abondamment ce lien profond avec la figure de la bruixa.

sorciere3Fêtée et célébrée

Il aura fallu attendre le XXe siècle, le recul des croyances dans les campagnes, la popularisation des contes de fée et les dessins animés de Walt Disney, pour que s’universalise et se fixe définitivement le personnage de la sorcière, décharnée, bossue, portant ses cheveux blancs en bataille, le visage orné de verrues, sans dents et vêtue de guenilles. Cette anti grand-mère a eu un succès fou auprès de tous les enfants dont elle exorcise les peurs, mais aussi auprès des adultes auxquels elle rend une part d’enfance. En Catalogne, plusieurs villages, au sud comme au nord, ont gardé la mémoire des exactions commises contre les sorcières, de pauvres femmes sans défense, et leur dédient une fête. Après des siècles de poids écrasant du catholicisme, ces célébrations prennent, en Catalogne du sud, un sens particulier de lutte contre les injustices et de défense des différences qu’il ne faut pas sous-estimer.

Le Cau de Bruixes

Il y a des villages tout désignés par la sagesse populaire « Sant Celoni prop d’Arbúcies, dotze cases, tretze bruixes » (Sant Celoni près d’Arbúcies douze maisons, treize sorcières) mais le proverbe connaît pas mal de variantes, et on a donc beaucoup de mal à localiser le lieu réel où cet adage se matérialise. Ou encore « de Centelles, bruixes tot elles » (A Centelles, il n’y a que des sorcières). Ce village organise donc une fête avec des petites saynètes théâtrales rappelant la vie légendaire des sorcières ou leurs procès devant l’Inquisition, un marché ésotérique regroupant tous les outils de divination imaginables, des magiciens de tous ordres, des philtres d’amour, des amulettes. Il s’agit du Cau de Bruixes (nid de sorcières) qui a lieu fin janvier et célèbre fièrement le lien du village avec la sorcellerie.

Sort, le bien nommé

Au pied des Pyrénées, le joli village de Sort a su tirer le meilleur de son nom en développant un incroyable merchandising : tout ici, est censé porter chance. Partout, le signe de l’ésotérisme est visible, sous toutes ses formes et toute l’année : chiromancie, cartomancie, tarots, voyance, numérologie. Le village se souvient du procès de 5 personnes accusées de sorcellerie en 1548. Si vous discutez un peu avec les habitants, vous verrez vite que, comme c’est le cas dans le Berry profond en France, les croyances n’ont pas disparu de la ruralité pyrénéenne.

En l’honneur du bouc

Rien de tout ça à Sant Feliu Sasserra, où, depuis plus de dix ans, on renoue pourtant avec la tradition de sorcellerie en organisant durant la première semaine de novembre, une grande fête maléfique et magique. Les sorcières en pamoison, dansent en l’honneur du mâle suprême, le Bouc aux sabots fendus avec son odeur de sexe et de musc. Dans tout le village, les garages se transforment en tavernes ésotériques, on tire le tarot, on déchiffre de vieux grimoires, on se souvient des trois femmes du village injustement brûlées pour pratiques de sorcellerie en 1618. Un voyage dans le temps qui vaut bien les tapis magiques de l’Orient, très exotique et haut en couleurs !

Les bruixes du nord

Évidemment, ici au nord, nous avons le week-end de folie de Tresserres, en musique et en costume s’il vous plaît ! Les enfants ne s’y trompent pas, qui délaissent citrouilles et autres symboles celtes d’Halloween importés à grand renfort de marketing, pour venir retrouver un vrai personnage de l’imaginaire collectif catalan, avec son nez crochu et son chapeau pointu. Il y a dans la sorcière quelque chose de l’arrière-grand-mère racontant des histoires « a la vora del foc » (à la veillée). A Tresserres, venez passer des nuits magiques, faites-vous peur, faites-vous rire et renouez avec ce désir aussi vieux que le monde : lire l’avenir, se protéger de tout ce qui blesse. La programmation musicale, festive, variée et ouverte, ne vous décevra pas ! Moins méchantes, les bruixes de Villefranche de Conflent descendaient tous les hivers dans la vieille cité médiévale pour chasser à coup de balais le froid de l’hiver. La plus vieille, Samata, a 385 ans ! En hommage, les habitants ont mis son effigie partout, sur les façades, dans les maisons, dessinée sur les vitres… et les boutiques regorgent de statuettes et marionnettes qui la représentent. N’hésitez pas à l’adopter, elle sera ravie de protéger votre maison !

Débridée et folle

Mais, la fête totale, la plus primitive, la plus ancrée dans le mythe, la plus osée aussi, c’est celle de la vieille cité médiévale de Cervera, dans la région de Lleida. On l’appelle l’Aquelarre, d’un nom basque qui signifie Bouc et qui désigne aujourd’hui un jeu de rôles. Elle a lieu début octobre. Pendant trois jours et trois nuits, sorcières, diables et Grand Bouc vous invitent à envahir les rues, car c’est l’esprit des femmes autrefois mortes au bûcher qui appelle les vivants. Les sorcières vénéraient le bouc et son phallus érigé qui devait leur permettre d’entrer en contact avec Satan sous toutes ses formes terrestres en s’accouplant à lui : Satan, Belzébuth, Lucifer ou Méphistophélès. Plus de 40 000 personnes participent au sabbat, au Ball de la Polla (bal de la pucelle) et à « l’escorreguda », la cérémonie de l’aspersion, quand le sexe du bouc arrose la foule. Les gens sont déguisés. Partout, de la musique, des signes ésotériques, des breuvages étranges, fumants, brillants, de toutes les couleurs. Ce sont trois jours de totale libération, où tout est permis, comme un Carnaval d’automne qui libère les dernières forces de vie avant d’entrer lentement dans l’hiver. Comme si vous poussiez la porte d’un autre monde, juste en traversant le carreró de les bruixes, ce coin sombre et humide où l’on entend, lorsque le jour revient pour la troisième fois, le cri des esprits des sorcières à nouveau enfermés.

 

Vous le voyez, dans toute la Catalogne, les bruixes sont encore bien présentes, et pour longtemps, alors ne les fâchez pas ! Mettez vos vêtements à l’endroit, montez les marches en commençant par le pied droit, ne piétinez pas les ronds de sorcières, et surtout, n’oubliez pas d’avoir une pensée émue pour ces pauvres femmes montées au bûcher au nom d’enjeux à la fois obscurantistes et politiques. Et s’il pleut et fait soleil à la fois, vous saurez qu’elles vous sourient…

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