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Tortosa, née des eaux

01 Avr Tortosa, née des eaux

Arriver à Tortosa après avoir vu le delta, c’est comprendre que l’on se trouve avant tout en présence d’un port, à la fois maritime et fluvial, étant donné la proximité de la Méditerranée et la grande navigabilité de l’Ebre. Une position idéale qui a déterminé son destin.

Cette puissance, donnée par le fleuve, a fait pendant des siècles, pour ne pas dire trois millénaires, la fortune de Tortosa, ancienne ville ibère d’Hibéra, même si les restes de cette cité mythique n’ont pas été à ce jour localisés alors que la présence romaine est attestée partout. « La ville a toujours joué le rôle de verrou, d’écluse fermant le fleuve à la fois vers l’Aragon et vers la Méditerranée, un vrai péage naturel. Elle a même servi de frontière entre Carthaginois et Romains lors des guerres puniques, comme si ce rôle était accepté sans discuter par les belligérants » explique Oriol, le chargé de patrimoine de la ville. Par la suite elle a été un centre de piraterie musulmane et une base pour les expéditions en mer, sous le califat de Cordoue. Pendant ce temps, Tortosa imposait bien au-delà de la péninsule l’excellence de ses chantiers navals, capables de fabriquer des embarcations de rivière à fond presque plat et des embarcations de mer aux étraves effilées à partir du bois venu des Pyrénées : ce savoir-faire se perpétuera jusqu’au XIXe siècle. Toutes proportions gardées, la capitale des Terres de l’Ebre souffre un certain parallèle avec la légendaire Alexandrie qui verrouillait le Nil. Au IXe siècle, les Carolingiens, conscients de sa valeur stratégique, l’ont même assiégée par trois fois sans succès ! Mais, le grand moment de gloire de Tortosa, au contraire de tout le reste de la Catalogne alors en proie à la grande peste, aux mauvaises récoltes, à la disette et au déclin, c’est la Renaissance ! Il n’est que de regarder l’incroyable patrimoine gothique ! La ville donne même au monde un pape, Adrien d’Utrecht, le précepteur de l’empereur Charles Quint, devenu pontife sous le nom d’Adrien VI ! Tout au long de son histoire, la ville est la plate-forme de transbordement entre les bateaux de mer et de rivière. Ainsi les minerais de la lointaine Cantabrie, les troncs d’arbre des Pyrénées, les vins de Terra Alta arrivent-ils à bon port tandis que repartent vers les hautes terres épices et matière premières.

Tortosa est alors une vraie tour de Babel : on y parle galicien, basque, aragonais, castillan et bien sûr les variantes valenciennes du catalan mais aussi berbère (la langue des morisques) et ladino (judéo-catalan). Pendant des siècles, Tortosa fait ainsi jeu égal avec Perpignan, Girona ou Lleida, tout en protégeant ses arrières contre les razzias barbaresques en fortifiant le delta. Lors de la création de la thalassocratie catalane, le Port Fangòs de Tortosa a joué un rôle clé en favorisant l’avancée en Pays Valencien. Au niveau ecclésiastique, Tortosa règne sur les diocèses de Matarranya et de Peñiscola, c’est-à-dire la moitié du Pays Valencien ce qui lui confère un grand rayonnement. L’arrière-pays produit depuis toujours des agrumes, des fruits, des amandes, de l’huile, du vin, et plus récemment, du riz. Longtemps, en effet, le delta est resté un lieu de marécages et de paludisme assez comparable à ce qui s’est passé chez nous dans la Salanque. Cette grande période de prospérité va achopper avec deux hasards de l’histoire. à la fin du XIXe siècle, le transport ferroviaire, qui arrive à Tortosa, atténue peu à peu le rôle commercial du fleuve puisque les marchandises peuvent remonter le courant sans effort. Le musée ferroviaire de Mora d’Ebre retrace cette épopée. Il reviendra au chemin de fer de doter Tortosa d’un pont en dur. Jusque-là, le pont de barques en faisait office. Symboliquement, c’est la fin d’un monde. Hélas, même cette ouverture sera refusée à Tortosa devenue aujourd’hui un cul-de-sac ferroviaire au profit d’un tracé qui longe la Méditerranée et permet de gagner du temps.   

Les coups du sort

Dès que l’Ebre devient un enjeu stratégique de la guerre d’Espagne avec le déplacement du front avec Barcelone comme objectif, la ville est abondamment bombardée. Et désertée en masse par ses habitants qui partent s’abriter dans leurs mas d’origine dans les campagnes avoisinantes. Son patrimoine en sera durablement frappé à mort, puisque on distingue encore aujourd’hui des stigmates de l’époque. Cet écrasement, encore matérialisé par le monument franquiste qui défigure le fleuve, s’est doublé d’un traumatisme encore à vif. Malgré son rayonnement, son histoire et son identité farouche, Tortosa a dû céder son statut naturel de capitale de province à la lointaine Tarragona, une absurdité perçue comme une injustice par toute la population qui s’autodésigne sous le nom de « Quinta província », un jeu de mots sur le fait que la Catalogne en compte quatre (Lleida, Barcelona, Girona et Tarragona) et sur l’expression « a la quinta forca » qui signifie en gros « au diable Vauvert ». En attendant, Tortosa se retrousse les manches et son pari d’avenir repose en grande partie sur son fleuve tutélaire, devenu son meilleur atout touristique, la pièce maîtresse de ses Fêtes de la Renaissance, le miroir dans lequel elle se reconnaît et l’enjeu d’une lutte farouche pour conserver contre vents et marées les eaux dont elle est née. Impossible de comprendre l’Ebre catalan sans comprendre sa capitale au destin contrasté.

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