05 Déc L’épopée du Train Jaune
Au début du XXe siècle, le chemin de fer révolutionne les déplacements, abolit les distances et contribue à faire du tourisme un nouveau mode de vie. Il met la Catalogne nord à portée de touristes, de peintres et de curistes, mais ne couvre pas encore la Cerdagne. Pour ça, il faut un nouveau train, unique. Ce sera le Train Jaune !
Sur le berceau de ce « canari catalan » se sont penchées deux bonnes fées, ou plutôt deux bons sorciers. Le premier, Jules Lax. Ingénieur des Ponts et chaussées, il sera le concepteur de ce vénérable tortillard qui gravit la montagne à flanc de coteau, enjambe des précipices et se rit des dénivelés. Le second, un journaliste devenu homme politique, amoureux de son pays, Emmanuel Brousse, va se battre pour désenclaver les hauts cantons et favoriser le projet de ligne ferroviaire de Villefranche de Conflent à Bourg-Madame en faisant reconnaître la ligne d’utilité publique dès 1903. Au XIXe siècle, personne n’imagine de limites à la technique : le progrès passe à la fois par l’humain et la machine et rien n’arrête l’imagination. L’entreprise est titanesque, car les gorges de la Têt, encaissées et abruptes, au très fort dénivelé, nécessitent la construction de nombre d’ouvrages de soutènement, de ponts, de tunnels… Il faut aussi produire l’électricité qui permettra au Train Jaune de fonctionner. Ce sera une autre merveille technologique devenue depuis un fleuron naturel : le lac des Bouillouses, créé pour alimenter la centrale électrique en contrebas ! « Ce qui est merveilleux, c’est cette intrication entre ce que la nature a offert et ce que la main de l’homme en a fait. Ici c’est une alliance parfaite, la technique a servi à sublimer le paysage et à faire fonctionner la machine » commente David, garde forestier. Le Train Jaune est en effet porté sur les fonts baptismaux avec deux caractéristiques majeures, une voie unique métrique, plus étroite que les voies normales de la SCNF, lesquelles sont calibrées à 1 435 m, et une traction électrique. Mais tout ne fait que commencer car cette voie, qui est aujourd’hui longue de 63 km, il faut la tracer ! Ou plutôt l’excaver, la creuser, la forer et la suspendre ! Plus de 650 ouvrages d’art vont être nécessaires dans un environnement pour le moins hostile, avec des difficultés d’acheminement de matériel extrêmes. Les stars de l’ensemble sont deux magnifiques viaducs, celui de Séjourné à Fontpédrouse, 236 m suspendus à 65 m de hauteur, et le Pont Gisclard, 253 m à 80 m de hauteur. Des chefs-d’œuvre qui ont payé un lourd tribu, comme dans beaucoup de chantiers titanesques avant eux. Le 31 octobre 1909, lors des essais de charge du pont de Cassagne, la rame dérive, bascule et ses six passagers sont précipités dans le vide dont l’infortuné Albert Gisclard, concepteur du pont qui dès lors portera son nom ! 19 tunnels, dont deux font plusieurs centaines de mètres, seront nécessaires pour permettre de circuler littéralement en suspens sur le flanc des à-pics. D’ailleurs, les faits parlent d’eux-mêmes puisque la gare de Bolquère (1 592 m) est l’une des plus hautes d’Europe ! Voilà qui confère au joli canari chamarré de rouge un petit charme andin qui ravit les passagers. « Je suis convaincu que ce train continuera de rouler, parce qu’il est unique. Il fait partie de nous, gens du Haut-Conflent et de Cerdagne. Il nous montre des paysages que nous n’aurions jamais connus, et pourtant je fais de la rando, donc, les miradors, je connais ! » souligne Diane, une trentaine d’années. Très vite, l’arrivée de ce train qui met la vallée à la portée de tous en un temps qui n’a rien à voir avec les mulets ou la marche à pied (ne fallait-il pas sept heures, oui sept heures de diligence pour relier Prades à Mont Louis !) est porteuse de modernité et de vents internationaux. C’est le moment où naît le magnifique Grand Hôtel de Font Romeu. Il s’y presse une foule chamarrée d’aristocrates, de cocottes et d’artistes qui font de ce vaisseau de pierre un paquebot de luxe ouvert à toutes les excentricités, tous les sports et toutes les fêtes, une île européenne au cœur des Pyrénées Catalanes. Laurent, historien, affirme : « ce train a été une véritable révolution, il a emmené le monde à la Cerdagne, la culture urbaine cosmopolite à un monde paysan rude et fermé ».
Une révolution
Avec Bourg-Madame, le Train Jaune touche à d’autres limites, puisqu’il s’arrête à quelques encablures à peine de l’Espagne et des premières maisons de Puigcerdà. En 1927, enfin, le petit train atteint Latour de Carol et s’ouvre à d’autres voyages vers Paris via Toulouse au nord, vers Barcelone au sud. Ce qui était censé n’être qu’une bretelle ferroviaire est en fait une véritable liaison, labellisée comme telle par la SNCF en 1938. Il aura fallu huit ans de travaux pour ouvrir la ligne Villefranche de Conflent – Bourg Madame et seize ans de plus (la grande guerre étant passée par là) pour finir le prolongement des 7 km et le relier à la gare de Latour de Carol-Enveitg. Une vraie prouesse technique pour l’époque. Le matériel est toujours d’origine à bord du canari, à l’exception des deux locomotrices refaites en 2004. Bien sûr, les performances sont également les mêmes qu’à l’origine : 60 km/h maximum et pour l’anecdote, le Train Jaune possède même deux fourgons chasse-neige, histoire de ne pas jouer les touristes sur les sommets et un wagon découvert pour la saison estivale. Pas étonnant que tant de charme soit inscrit à la liste indicative du Patrimoine mondial sous le nom « Chemin de fer de Cerdagne ».
Vers le ciel
Heureusement, car comme un serpent de mer, la question revient régulièrement : faut-il supprimer le Train Jaune, cher et non rentable ? À chaque fois, c’est un tollé chez les amoureux de la Cerdagne et de la nature, et les autorités reculent. Il faut avoir pris au moins une fois ce train vraiment pas comme les autres pour comprendre. Tout commence à la jolie gare de Villefranche, en bordure de Têt, là où elle dessine un bassin profond. Quand le Train Jaune s’ébranle, vingt et une gares l’attendent ! D’abord, petite précision, le tortillard chenu traverse le Parc Naturel Régional des Pyrénées Catalanes, autrement dit de sublimes paysages qui surplombent les gorges de la Têt entre falaises et prés d’altitude, forêts et sources chaudes qui affleurent, à quelques mètres à peine de la voie ferrée. Sur les wagons découverts, on a l’impression de pouvoir toucher les feuillages, le plafond des tunnels, les sources. Et les arrêts sont tous dignes d’intérêt. à Serdinyà et son hameau tout proche, Joncet, églises romanes et dolmens se fondent dans le paysage, tandis qu’Olette possède la sublime église romane d’Èvol, coqueluche des historiens de l’art. Les deux châteaux de Nyer marquent le début de la magnifique réserve naturelle, un paradis pour les randonneurs. à Thuès, juste derrière les thermes, un sentier secret mène, au-delà de la voie ferrée, à deux vasques de pierre en cœur de forêt ou sourd l’eau chaude. Encore une gare, cette fois ce sont les gorges de la Carança qui offrent leur vertige avant la douceur des Bains de Saint Thomas, à la hauteur de Fontpédrouse. Encore deux villages perchés, penchés sur un panorama qui dénude les sommets au-dessus du vert sombre des mélèzes, et c’est la belle citadelle de Mont-Louis. Fin de l’ascension en gare de Bolquère, à portée de ciel. Maintenant, on redescend… Ça y est, la plaine cerdane ouvre ses bras et son horizon ! Elle fait passer entre ses arbres un rosaire mystérieux dont les grains sont des villages aux toits d’ardoise : Font Romeu bien sûr, la station de sports d’hiver la plus méditerranéenne, Estavar, Saillagouse et Err, de gros bourgs agricoles dévolus à l’élevage et à la production de lait regardent l’enclave de Llivia et là-bas, la silhouette de Puigcerdà.
Des voyageurs aventuriers
à Sainte Léocadie, Cal Mateu, le musée de Cerdagne, se souvient de la vie ici au fil des siècles et Osséja cultive la pureté incomparable de son air, encore aujourd’hui thérapeutique. Bourg Madame possède avec Saint Martin d’Hix, un authentique joyau roman, tout comme Ur. Enfin, arrive la gare de Latour de Carol, la gare aux trois écartements de voie, carrefour européen qui relie la Cerdagne à Barcelone ou… à Paris ! « Vous vous rendez compte, on est au sud du sud, en haute montagne, et pourtant à portée de Paris, de Toulouse, de Barcelone, de Madrid, c’est un cas unique ! » précise Marie, originaire de Latour de Carol. Inutile de dire que ce pays suspendu est un véritable réseau de chemins de randonnées, de sentiers odorants entre estives et orris, au pied du Puigmal. Dans le Train Jaune, les passagers ne dorment pas. Ils ouvrent grands leurs yeux et brandissent leurs appareils photos, conscients de vivre un moment privilégié, suspendu, à un rythme que notre monde ne connaît plus. Ils sont plus de 150 000 tous les ans, à tenter l’aventure et souvent la répètent, conquis !
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