02 Juin Les Aspres
A lui seul le nom porte en blason la sécheresse des étés et la rigueur altière des paysages. Une véritable île intérieure se dessine, à découvrir avec la ferveur des pèlerins, l’obstination des mineurs, la haute philosophie des bergers.
L’Aspre est assis dans son fauteuil, dossier appuyé contre le Canigou, un accoudoir en Vallespir, un accoudoir en Conflent, confortablement campé sur ses reliefs, les pieds tournés vers la plaine du Roussillon et la mer, tout au bout, qui souligne de bleu tous ses horizons. Pour points de repère, deux parallèles lointaines, les Corbières et les Albères. Puis, l’étreinte distante de deux fleuves jumeaux, le Tech et la Têt. Des collines qui montent comme des vagues, et portent en guise de voiliers des mas, des ermitages, des chapelles, des fours à minerais et des fontaines.
Paysages contrastés
L’Aspre connaît le velours des vignes, l’océan bleuté des oliviers, la beauté spectrale des armées claires et sombres des chênes liège et le joyeux désordre des yeuses habiles à grimper les éboulis. Un petit peuple serré de buissons odorants, genêts, genièvres, thym et serpolet, ruisselle sur les pentes schisteuses qui feuillettent la montagne. Des ravins profonds et ombreux accueillent à la moindre pluie des cascades généreuses, nichées dans les virages des routes étroites, sinueuses. Plus haut, des prairies s’invitent, souvent ornées d’arbres magnifiques. Un monde intact s’offre au regard. La nationale et l’autoroute écornent ce pays dans sa zone la plus riche, autour de Saint-Jean-Lasseille et de Banyuls-dels-Aspres, là où la nature et le travail des hommes se sont ligués pour donner naissance à des collines aux renflements imperceptibles, couvertes de vignes prospères. De temps en temps se dessinent, entre deux casots, de graciles silhouettes de chevaux en train de paître, des chevaux d’agrément qui remplacent les profils massifs de leurs prédécesseurs, dévolus au transport et au tirage des charrues et des remorques chargées de comportes, de ceps ou de sarments.
De petites routes
Perpendiculaire à la nationale, une autre route la traverse à la hauteur du mas Sabole pour tracer vers Thuir, la capitale historique, enjambant de temps à autre un large lit de rivière presque à sec. Si les Aspres n’ont pas de fleuves, ils ont des oueds aux crues redoutables… Ensuite, c’est la montée vers les hauteurs avec deux routes qui gardent la mémoire du pas vaillant des chevaux et des mulets, du temps pas si lointain ou traginers (colporteurs) affairés et ermites équipés de la capelleta (petite chapelle) assuraient un lien social, aujourd’hui maigrement assuré par la petite voiture jaune de la Poste.
Deux routes pour un monde
Deux possibilités s’offrent à vous pour accéder à ce monde suspendu, la route qui rejoint Céret à partir de Fourques ou bien celle qui part de Bouleternère pour rejoindre Amélie-les-Bains. Partout s’ouvrent en outre de toutes petites routes transversales qui dessinent un réseau serré et multiplient l’émerveillement. Ici l’habitat a toujours été très dispersé, et s’est développé en fonction des points d’eau. D’innombrables mas pointent leurs tuiles dans le concert des chênes, parfois doublés du modeste clocher de quelque ermitage. Les sources ne sont pas rares, incroyablement fraîches au milieu des pierres. Tout semble immuable. En se concentrant, on entend encore dans le lointain le tintement des grelots des brebis et des chèvres sur les drailles, et les rares prairies s’ornent souvent d’un village de ruches. Les arbres ont tôt fait de joindre leur canopée pour masquer les routes et donner naissance à une mer verte et ocre qui aligne sans fin ses vagues hautes jusqu’à la plaine. Parfois, les sangliers, habitants immémoriaux des lieux, ont tracé de véritables lits de ruisseaux et creusé de leur groin des excavations sous les arbres, à la recherche de glands.
Marcher et prier
Mais ici, il y a plus, bien plus que le paysage. Ici, l’homme a prié en suivant les chemins escarpés. Pèlerin en route pour Saint Jacques de Compostelle, juif fuyant la barbarie nazie guidé jusqu’à la frontière et l’autre vallée, républicain échappé des horreurs de la guerre d’Espagne, mineur écrasé de labeur et de soleil, simple paysanne implorant pour le salut de sa famille et de ses troupeaux, tous ont trouvé refuge et vigie dans un patrimoine religieux foisonnant, à échelle humaine, qui recèle quelques chefs-d’œuvre de premier plan. Au-dessus de Céret, juché sur une colline douce, l’ermitage de Saint Ferreol, préroman puisque construit par les moines bénédictins de l’abbaye Sainte Marie d’Arles, mais remanié au XVIIIe siècle, est entouré d’oliviers et de cultures en terrasse.
épure et splendeur
Il propose un fantastique belvédère sur les Albères, la plaine et la mer et offre l’ombre jalouse de sa petite nef aux murs littéralement couverts d’ex-voto dédiés au saint guérisseur et patron de Céret. Des béquilles, des attelles racontent des histoires de souffrance et de guérison, des histoires d’espoir aussi, qui ont traversé les décennies. à la hauteur de Prunet et Bellpuig, la chapelle de la Trinité (XIe) ouvre sa porte modeste sur un des plus grands chefs-d’œuvre de l’art roman, son Christ en majesté, remarquable d’apaisement et de sérénité, presque oriental dans sa posture tranquille. Une vierge assise du XIVe et deux très beaux retables baroques complètent ce mobilier d’une insolite beauté.
Fleur de marbre rose
La modestie des proportions, l’absence totale de souci de mise en scène rendent les lieux infiniment émouvants dans leur improbable splendeur perdue dans les montagnes. Un peu plus haut, après une belle route en lacets, apparaît une sorte de grange au toit de lauzes, le prieuré de Serrabonne. à l’intérieur, admirez une magnifique tribune de marbre rose, dont les chapiteaux comptent parmi les plus beaux de la Catalogne romane, jouxté d’une galerie en encorbellement, un véritable cloître miniature qui tutoie le vertige et constituait pour les moines un pont lancé vers le ciel, juste à portée de main et de prière. Les églises romanes se succèdent d’un village à l’autre, avec une mention spéciale pour celle de Boule d’Amont, d’une extrême pureté, à admirer avant de descendre les jolies gorges du Boulès. Ne ratez pas près de Montauriol la jolie chapelle de Saint Amand, réservée aux amoureux désireux de voir durer leur flamme, nichée dans un joli vallon. Devant la fontaine, réservez une pensée affectueuse à Jordi Barre, qui a tant chanté cette terre. Si vous êtes d’humeur nomade, n’hésitez pas à tracer vers Saint Maurice de Graolera, un joli ermitage du XIIe restauré au XVIIe.
Une fière vicomté
Et ce ne sont que des exemples ! Les Aspres foisonnent de lieux enchantés à découvrir en se laissant porter sur les chemins que tant et tant de pas ont patinés, vigatanes et sabots mêlés. Ici, le Moyen âge a laissé des traces multiples. à ne rater sous aucun prétexte, le château de Castelnou, mentionné pour la première fois en 990, siège des vicomtes de Castelnou, qui dépendit au fil des siècles de Besalú, des Rois de Majorque, des Rois d’Aragon, avant de revenir jusqu’au XVIIIe siècle à la famille de Llupia. Aujourd’hui, la forteresse restaurée domine l’un des plus beaux villages de Catalogne, joliment étagé sur sa colline qu’il strie de ruelles étroites et pavées, bordées de cours intérieures d’où jaillissent les fleurs. Sans conteste un des fleurons du patrimoine nord catalan.
Les mystères du Temple
La plaine, aujourd’hui si fertile, était autrefois un marécage insalubre, infesté de moustiques. La belle ouvrage des canaux empierrés destinés à drainer la terre, qui affleure parfois au détour d’une vigne, est due à la science agronomique des Templiers dont la mémoire plane encore dans les noms de villages, comme Sainte-Colombe-de-la-Commanderie, ou dans les ruines du Mas Deu, près de Passa, là où s’élevait autrefois la maison du Temple. Ils ont été les principaux artisans de la prospérité agricole des zones de plaine. Mais les Aspres n’ont pas attendu le Moyen Âge pour être traversés et exploités. De temps en temps, un mégalithe enfoui sous les chênes verts témoigne de la présence, il y a des dizaines de milliers d’années, de chasseurs cueilleurs attirés – déjà – par l’abondance du gibier. Il y a plus de 2 000 ans, les Romains, découvrant la qualité unique du minerai de fer du Canigou, créaient ici des mines, dont celle de La Pinouse, près de Valmanya, révélant les richesses insoupçonnées de la montagne. De cette ruche, employant plus d’une centaine d’hommes au début du XXe siècle, il reste les vestiges d’un four, et les traces rouillées d’une voie ferrée réservée aux wagonnets de minerai.
Du cœur de la roche
Ici, des hommes ont sué sang et eau pour ramener à la surface l’or gris de la terre. D’ailleurs, de l’or, jaune cette fois, il y en a eu dans les rivières avoisinantes où chantent, quand elles sont presque à sec des chorales inspirées de grenouilles : La Galcerane, la Canterrane… En leur temps, elles ont attiré un petit monde d’orpailleurs. Aborder sur cette île intérieure, ce n’est pas arriver à destination, mais commencer un autre voyage vers un monde qui n’a rien perdu de son essence et n’attend que votre attention pour se révéler dans sa rugueuse authenticité.
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