10 Fév Venue du fond des ages : La fête de l’ours
Début février, vers la Chandeleur, l’ours descend de la montagne en quête d’une belle à enlever. A Arles, Prats, Saint Laurent, la population s’organise pour que l’ours retrouve sa nature humaine. Histoire dune fête unique, venue du fond des temps.
Si encore aujourd’hui, l’ours des Pyrénées fait couler tant d’encre, c’est qu’il ne faut pas sous-estimer sa portée symbolique, son inscription profonde dans l’histoire des hommes de cette montagne dont il a cristallisé les croyances depuis la plus haute antiquité. Lorsque l’ours attaque une brebis, il s’inscrit sans le savoir, dans la lignée des mythes qui l’ont fait craindre, vénérer ou maudire par des générations entières de montagnards.
Plus homme que l’homme
Ce plantigrade brun, puissant et énorme, partage en effet avec l’homme la station debout, c’est-à-dire une ressemblance de structure, de silhouette qui l’a fait considérer depuis la nuit des temps, comme un mystérieux homme des bois, exactement comme cela peut être le cas sous d’autres latitudes, pour l’orang-outang. Déifié en tant qu’animal totémique, parfois même diabolisé, il exprime la part bestiale de l’humain et la virilité féconde du mâle. Ce caractère sexuel et mystérieux est accentué par le phénomène de l’hibernation : pendant des mois, l’ours disparaît en effet des forêts pour dormir au creux d’une grotte. C’est au moment de son réveil que la bête affamée est la plus dangereuse. Son retour à la lumière du jour a donc logiquement donné lieu à nombre de fêtes de résurgence et de rites, marquant en parallèle le retour du printemps et aussi la fécondité de la nature.
Le temps arrêté
Le Haut-Vallespir, terre de monastères et de haute résistance catalane, a gardé une forte empreinte médiévale, souvent porteuse de légendes et de mythes. Derrière les murs épais d’Arles, les enfants ont encore peur des Simiots, ces hommes singes qui les enlevaient, il y a mille ans pour les dévorer. A Saint Laurent, l’ombre des tours de Cabrenç s’ensanglante parfois au crépuscule pour rappeler batailles et massacres. A Prats, l’arbre « mentider » raconte encore à qui sait l’écouter l’histoire de Josep de la Trinxeria qui se souleva contre le Roi Soleil pour rester catalan et ne pas payer la gabelle. En Haut-Vallespir, tous les printemps, on se prépare au retour de l’ours avec une fête unique, multiséculaire, dont l‘authenticité attire une foule considérable.
Les forces obscures
Le premier danger dont l’ours est porteur aux yeux des hommes, c’est qu’il risque d’enlever les jeunes filles pour leur faire subir les pires outrages dans les bois profonds. C’est sous ce prétexte qu’il va être chassé, comme s’il était symboliquement un rival insupportable. Cette figure de l’ours, ultra-viril et au ban des règlements des hommes et de la loi de Dieu, s’inscrit évidemment dans les fêtes de carnaval, ce moment ultime où la sensualité se débride, avant d’entrer dans le Carême. La fête de l’ours est une fête d’exorcisme et de libération. On imagine aisément qu’il n’y a pas si longtemps, ce devait être un des seuls moments de l’année où les jeunes gens pouvaient toucher les jeunes filles, avec la bénédiction de l’assistance !
Un ours sorcier
Bien sûr, l’ours est un faux ours, il est masqué à l’origine de peaux de bêtes et fardé de suie (enfin, autrefois car aujourd’hui, on utilise plus volontiers du cirage et parfois même un costume « intégral » d’ours !) : il évoque irrésistiblement un chaman amérindien. Les chasseurs lourdement armés et les barbiers dotés de haches qui vont s’en emparer pour le raser et lui rendre littéralement figure humaine, sont déguisés aussi, les uns avec leurs allures de trappeurs, les autres avec leurs chemises de nuit blanches et leurs bonnets… Pourtant, dans ces hautes vallées fermées, cerclées de châtaigniers et de murailles, la tradition diffère d’un village à l’autre, même si la trame reste la même. Du coup, les trois ours n’ont pas lieu en même temps, car il n’est pas rare que des inconditionnels parcourent toute la vallée et fassent donc trois fois la fête !
Deux ours à Prats
D’abord à Prats, où on ne fait jamais les choses à moitié, il y a deux ours, fardés de noir et porteurs d’un grand baton ! Ils vont se battre en duel avec les hommes les plus vaillants du village ! Après les sardanes, sur le firal bien sûr, et un de ces repas roboratifs et goûteux caractéristiques de nos vallées, les ours, descendant de la montagne, c‘est-à-dire du fort, arrivent dans la foule massée sur les placettes du centre-ville et commencent à vouloir embrasser et étreindre les jeunes filles qu’ils « marquent » de noir et poursuivent à grand renfort de grognements. Il faut dire qu’ils ont hiberné tout l’hiver… Ils sont poursuivis par des chasseurs et des barbiers. Une fois attrapés, les ours sont rasés, puis « humanisés ». Ils réapprennent à danser avec de jolies filles et à boire au pourou. Ils ont regagné le cercle des hommes.
La Roseta à Arles
A Arles, c’est un couple de chasseurs, la Roseta et son compagnon, qui inscrivent toute la matinée les volontaires qui feront la battue contre le féroce plantigrade. Pour ce faire, ils sonnent le rappel dans les rues étroites de la vieille cité. A midi, il y a donc la trobada des chasseurs qui se réunissent sur la placeta en dansant et jurent qu‘ils auront, c‘est le cas de le dire, la peau de l‘ours. La Roseta sert d’appât à l’ours qui ne peut pas résister à son charme et finit par se montrer. Enfin, après une chasse à l’ours débridée au son de la banda « Els Tirons » et de la cobla « Les Casenoves », doublée d’une chorégraphie de barbiers armés de haches, l’ours est pris et la population assiste à son grand rasage, qui survient toujours juste à la tombée de la nuit. Le danger est écarté, l’ours est redevenu homme et Arles peut s’endormir. Notons au passage le rôle étrange de la Roseta qui se trouve presque en position de commandement, ce qui n’existe pas dans les deux autres villages. Un bémol, il s’agit évidemment d’un homme travesti !!!!!
La Monaca à Saint Laurent
A Saint Laurent, tout commence le matin. Les jeunes du village commencent à lutiner les filles dans les ruelles et à passer sous leurs jupes, l’escalfador, une bassinoire où grillent des poils de cochon, une claire allusion sexuelle que tout le village considère pourtant comme relevant de la tradition. Une fois le monstre capturé, on l’enchaîne. Il récite alors « la predica de l’òs » pour implorer la clémence des chasseurs, et danse. On ne peut s’empêcher de penser à la très vieille tradition des montreurs d’ours. Il est suivi d’un très curieux personnage, particulièrement sinistre, doté de deux troncs, deux têtes, quatre bras et quatre jambes. Quand il se retourne, ses membres de paille heurtent les passants tandis que sa face blême et funèbre effraie les plus petits. C’est la Monaca. Des jeunes, revêtus de longues chemises blanches brandissent sous le nez du public un boudin trempé de muscat, encore une allusion transparente à laquelle pourtant personne ne trouve à redire. Plusieurs fois, c’est la règle, l’ours tente de s’échapper mais il est bientôt amené sur la place. Les barbiers dansent autour de lui, une hache à la main, au son de la cobla. L’ours s’effondre. Il est mort à son animalité. Il se relève alors et fait danser une jeune fille, enfin revenu à son statut d’homme.
On danse, on chante et on boit…
On le voit, le mythe a été revisité d’un village à l’autre, plus ou moins empreint de sacré, plus ou moins explicite en termes d’allusions sexuelles, mais il s’agit clairement de la même fête. A l’origine elle avait lieu pour la Chandeleur et était suivie du Carnaval proprement dit. Dans les montagnes du Vallespir, février est un mois glacial. Aussi, ces fêtes sont-elles l’occasion de force libations dans les rues et cafés des villages, et sont connues pour attirer les bons vivants. Un conseil, arrivez tôt, profitez des cobles et des colles, du son convivial des bandas. Et surtout ne partez pas quand l’ours est rasé : venez au contraire chanter avec les gens du cru, toutes générations confondues, comme si le temps et l’espace n’existaient plus.
Et si vous voulez vraiment tout comprendre, réservez votre week-end car la fête de l’ours est une véritable expérience. L’occasion de partager des émotions avec tous ces montagnards aujourd’hui disparus qui nous ont précédés et dont la vie rude, difficile, était marquée et ensoleillée par ces moments de joie populaire simples dont la portée symbolique, universelle et puissante, les dépassait sûrement, mais dont ils ont su transmettre la mémoire vive. A vos agendas, en Vallespir, la Catalogne vous attend !
LE SAVIEZ-VOUS ?
Le travesti ou le Casament tremblant
Pas de carnaval sans cette étrange parodie de mariage, dans lequel la mariée ne s’est vêtue en femme que pour souligner, de la façon la plus grossière, qu’elle est un homme : poils des jambes apparents, barbe naissante. Les époux sont suivis d’un cortège de couples dépareillés et comiques. La Roseta et le Trappeur s’inscrivent dans cette tradition d’inversion et de transgression.
L’ours des enfants
A Prats, dans la semaine qui suit la fête de l’ours, les petits fêtent le mercredi l’ours des enfants. Exactement la même fête à leur échelle ! Une occasion en or pour faire plaisir à vos enfants, sans qu’ils développent une peur panique de l’ours comme c’est parfois le cas durablement ! « Dorm que sinó l’ós se’n va venir ». (Dors, sinon l’ours va arriver…)
Homme de l’ours au singe…
Martí, l’ours d’Arles, a une tête un peu simiesque. On devine que les Simiots de sinistre mémoire sont passés par là. A Saint Laurent, l’ours a une tête et une peau… d’ours ! A Prats, les jeunes hommes qui jouent l’ours ont le visage enduit de suie et d’huile, plus humains en quelque sorte. Trois façons de voir le mythe, trois degrés d’animalité aussi.
Ours, une performance
Etre l’ours c’est un honneur, mais aussi une sacrée performance physique. Les jeunes gens choisis doivent courir plusieurs heures dans le village malgré le poids du costume et la chaleur qu’il dégage, se battre en duel plusieurs fois, porter des chaînes, danser, grogner, poursuivre les belles. Aussi sont-ils soigneusement cooptés !
Jusqu’en Silésie
On trouve des fêtes de l’ours dans les Dolomites, en lisière de taïga dans les pays slaves, bref, partout où la mémoire de l’ours est forte, et où il y a de denses forêts. A noter, partout les musiques d’accompagnement sont confiées à des instruments à anche, de la famille des hautbois, et partout, ces musiques évoquent une sorte de claudication ou de dandinement caractéristique.
Dans le folklore
La musique de l’ours, dite « el ball de l’òs », initialement jouée par des gralles comme d’ailleurs, la danse des gegants, fait pleinement partie de la fête. Elle a été revisitée et immortalisée par Pascal Comelade, avec « un toy piano », il y a une dizaine d‘années. Certains groupes folkloriques l’ont chorégraphiée. Il en existe même une parodie avec un ours en tutu rose, irrésistible !
Ball de l’òssa
Dans les hautes vallées de l’Andorre, à Encamp, a lieu une fête qui célèbre l’ours totem, mais il s’agit cette fois d’une femelle, symbole de la fertilité de la nature. Ce « ball de l’òssa », aujourd’hui plutôt satirique et se moquant des chicaneries politiques locales, se termine par un grand goûter avec du pain et de l’aïoli, celui-là même que l’ours avait volé à des bûcherons !
Ours, symbole guerrier
Chez les Celtes et les Celtibéres, le mot ours (artos) se retrouve dans le nom d’Arthur, le souverain de la légende de la Table Ronde. L’ours symbolise la classe des guerriers, par opposition au sanglier qui représente les druides. Dans la mythologie basque, il est l’homme de la forêt, la part animale des hommes, celle qui échappe à la société.
Joan de l’òs
Du pays basque à la Catalogne, on raconte des variantes de la même légende : une femme fécondée par un ours, met au monde un fils velu d’une force surhumaine qui va surmonter de nombreuses épreuves et qui fait du mal sans le vouloir, parce qu’il ne maîtrise pas sa force. Selon les vallées, elle est violée, amoureuse de l’ours ou simplement enceinte du fait de l’avoir vu.
Toponymie
La vallée d’Ossau dans les Hautes Pyrénées, celle d’Onsera (Aragon) doivent leur nom à l’ours qui a durablement marqué les esprits pyrénéens. Lorsque vous aurez dépassé Arles et que vous choisirez entre Prats et Saint Laurent, vous traverserez « el pas del llop », hommage à la lointaine présence des loups. Sauvage, le Vallespir?
Résistance
C’est par Prats et Saint Laurent que sont arrivés par milliers, les autres réfugiés de la Retirada, ceux qui sont passés par la montagne. Et c’est en sens inverse, quelques années plus tard que des centaines de juifs et de résistants ont pu passer la frontière pour tenter de gagner les terres libres de Londres, des Amériques ou de l’Afrique du nord.
Langue
Ecoutez autour de vous. Pas les touristes, non. Les acteurs, ceux qui font l’ours, les chasseurs, les barbiers, les musiciens des cobles et des bandas, les anciens assis aux terrasses des cafés ou sur les murettes, petits-enfants sur les genoux. Elle est encore là, la langue de nos pères. La même, juste la même que de l’autre côté de la montagne, là où vivent encore souvent les cousins germains.
Pas de commentaire