04 Nov Tout est Possible
Je ne veux pas mourir sans avoir vu la Catalogne indépendante et souveraine. Joan Peytavi, membre de l’IEC, professeur à l’Université Via Domitia, nous explique sa vision de l’histoire catalane et des revendications souverainistes qui secouent le Principat.
CC : Bonjour Joan Peytavi. Vous êtes historien, membre de l’Institut d’Estudis Catalans, professeur d’histoire à l’Université Via Domitia, auteur de nombreux ouvrages, qui tous ou presque ont trait à la Catalogne. Comment raconteriez-vous l’histoire de la Catalogne en quelques points ?
C’est une question difficile, mais déjà, je dirais qu’en tant qu’historien, je l’appréhende non pas de façon linéaire et événementielle, mais en termes de ruptures, ce qui suppose une subdivision en époques larges, englobant parfois bien plus d’un siècle, et que l’on ne peut entrevoir qu’avec le recul des ans et une perspective plus large, à l’échelle du continent européen.
CC : Et la naissance de la Catalogne, vous la datez de quand ?
Je pense qu’il faut remonter à la Marca Hispanica, bien sûr, mais la première notion d’état me paraît émerger avec l’abbé Oliba : j’y lis une volonté de fédération qui va bien au-delà du territoire pour s’ancrer dans la pensée, dans ce que l’on appellerait aujourd’hui une culture commune apportée par les abbayes sur fond de reconquête territoriale sur les califats musulmans. L’apport que nous faisons alors au monde en termes de textes juridiques, avec Els Usatges ou les Constitucions, est un élément très important de notre identité, il est aussi important que la langue, par exemple. Juste après, c’est la confédération avec l’Aragon, il y a donc un rêve d’expansion qui est devenu réalité à l’ouest et au sud, mais qui repose davantage sur un modèle d’adhésion que sur un modèle d’annexion, interventions des représentants de l’Algarve, de la Cantabrie et de l’Andalousie, une constante indispensable à la compréhension de l’histoire de la Catalogne. Ce rêve va achopper sur l’échec de la bataille de Muret qui va entraîner le traité de Corbeil. 1213 est une vraie rupture, c’est la fin du rêve d’union avec l’Occitanie, d’expansion au nord.
CC : Pourtant, la Catalogne n’arrête pas là son expansion, elle va s’étendre au-delà des mers ?
Oui, l’expansion en Méditerranée est importante. Elle se fait au départ selon le même modèle que précédemment, en prenant des terres aux Maures, les îles Baléares d’abord, puis le pays valencien. Notons que nos limites linguistiques des Països Catalans épousent exactement cette zone d’expansion dessinée au XIIIe siècle. La Catalogne se mesure pourtant aussi à de grandes puissances comme la France en Sicile lors des Vêpres Siciliennes, ouvre des comptoirs en terre d’Islam et construit un véritable empire, divisé en deux lors de la création du Royaume de Majorque.
CC : Vous considérez que c’est un désastre ?
Non, en tant que nord-Catalan, je sais que c’est le royaume de Majorque qui fait exister Perpignan, qui la dote de monuments, d’infrastructures, d’un rôle commercial important qu’elle n’aurait sans doute pas eu, sans ce statut de capitale royale continentale. Mais il est vrai que l’aventure ne renforce pas la Catalogne et contribue à placer le Roussillon dans une position d’otage et de monnaie d’échange.
CC : Le désastre, le vrai, vient avec le compromis de Casp en 1410 ?
Non, il arrive bien avant, avec la Grande Peste qui va décimer le pays, ruiner son économie, faucher l’équivalent de deux générations, laisser des cultures en jachère. Lorsque survient le fameux compromis, le pays est littéralement exsangue, il est l’ombre de lui-même. Et puis, bon, quitte à faire grincer quelques dents et quelques esprits obsédés par la langue et l’ethnie, c’est le meilleur candidat qui est choisi à Casp. Jaume d’Urgell ne présentait aucune garantie de stabilité ni d’équilibre dans l’exercice du pouvoir. On a eu un vrai roi catalan, sauf qu’il était d’origine castillane !
CC : Alors où se trouve la rupture ?
Très clairement, elle intervient avec les rois catholiques, vraiment castillans eux, qui s’empressent d’exclure la Catalogne et l’Aragon des richesses liées à la conquête des Amériques et de chasser les juifs de la péninsule, déséquilibrant l’économie catalane. La fin du XVe siècle est vraiment une rupture : Charles Quint ne nous laisse pas des souvenirs impérissables, il est bien trop occupé par d’autres points de son énorme empire et la situation pourrit lentement, entraînant la population dans des guerres qu’elle ne comprend pas.
CC : Clairement, c’est donc la guerre des segadors qui ouvre la période suivante ?
Oui, et contrairement à ce que pensent beaucoup de gens, elle va durer jusqu’en 1714. Je m’explique : la guerre de Trente Ans, avec ses troupes de soudards stationnées en Catalogne a exacerbé un sentiment anti-castillan très fort, qui, comme toujours s’accompagne d’une brève idylle avec les Français. Le résultat est celui que l’on connaît et qui nous affecte particulièrement en tant que nord-Catalans : au Traité des Pyrénées, le territoire de la Catalogne est amputé de ses comtés du nord, la Cerdagne et le Roussillon. Mais ce n’est pas la conclusion tragique d’une période, le désastre se poursuit avec l’arrivée au pouvoir des Bourbon français en la personne de Philippe V qui va réduire et humilier une Catalogne fidèle au candidat des Habsbourg, détruire en partie Barcelone en 1714 et enfin, proclamer les édits de Nueva Planta qui mettent fin à toute reconnaissance de spécificité culturelle, historique, identitaire. Oui, l’authentique désastre pour la Catalogne au sens large, outre son amputation, ce sont ces décrets. Pourtant, 1714 ouvre aussi une période au cours de laquelle nous devenons la « fabrica de España » parce que nous commençons à nous industrialiser.
CC : Et là dessus arrive Napoléon ?
Il ne faut surtout pas mésestimer l’impact de la « guerra del Francès ». Pendant 80 ans après cet épisode tragique dont la Catalogne fut le théâtre, les Catalans du sud se sont sentis Espagnols ! Il faudra attendre les grands intellectuels du début du siècle pour commencer à repenser un monde catalan en autonomie ou souverain, mais ce mouvement ne sera arrêté ni par la dictature de Primo de Ribera, ni par la dictature franquiste pourtant obsédée par le danger catalan. Les revendications actuelles sont donc la réapparition d’un serpent de mer qui n’a jamais cessé d’affleurer.
CC : Et aujourd’hui, on se trouve devant cette demande de droit à l’autodétermination. Que dit l’historien ?
J’ai envie de vous dire que l’une des premières leçons que tire l’historien de ses études c’est que tout est possible mais que rien, jamais, n’est définitif. Alors, oui, l’histoire avance aussi à coups de boutoirs et il est clair qu’au sud, le sentiment identitaire est à la fois exacerbé par la conjoncture et par l’attitude néo-franquiste du gouvernement espagnol qui ne semble pas capable de prendre la mesure de la profondeur du mouvement. Donc, oui, l’indépendance est possible et certainement à portée de main.
CC : Pour la Catalogne du nord, cela signifie-t-il beaucoup ?
On n’a pas parlé des ruptures pour la Catalogne du nord. Il est clair que la première est 1789. Pour la seconde, je pense aux guerres de conscription du XXe siècle qui voient l’apparition d’un sentiment français. Maintenant, la Catalogne du nord va se trouver aux côtés d’un nouvel état avec lequel elle entretient de fait des liens particuliers. Il va lui falloir s’adapter !
CC : La double nationalité, vous y pensez ?
Bien sûr, mais j’aimerais ne pas avoir à la demander, j’aimerais qu’on me la donne ! Je me sens pleinement Catalan.
CC : Vous pensez aux Hongrois qui ont tous la double nationalité quand ils sont hors de leur territoire ?
Oui, pourquoi pas ? En tout cas, Louis XIII ne voulait pas mourir sans avoir vu Perpignan, moi, je ne veux pas mourir sans avoir vu la Catalogne indépendante et souveraine.
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