01 Sep L’Empordà au naturel
” Vers les Pyrénées, près des sommets et en bord de mer, s’ouvre une plaine riante, c’est l’Empordà ” chante la célèbre sardane. Et c’est vrai, on ne saurait mieux dire…
Une plaine riante
Dès que l’on passe de col du Perthus et qu‘on amorce la descente, l’émerveillement commence : d’abord quelques vallons encaissés et joliment veloutés de chênes verts, ça et là ponctués de l’ocre clair des toits de mas isolés. Puis la plaine s’étend à perte de vue. A droite, les jolis coteaux couverts de vignes se devinent. Parfois, un mur impeccable de peupliers ou l’ourlet subtil de roseaux agités par le vent annoncent la présence d’un cours d’eau. Partout, le feuillage gris bleu des oliviers s’impose comme une mer en mouvement dont le camaïeu est troublé par quelques casots ou des potagers cultivés avec amour.
La barrière des Pyrénées
Pourtant, cela n’est rien à côté de la vision inverse, depuis le sud, lorsque l’on revient de Girona. Droit devant, un peu sur la droite, les sommets pyrénéens qui bordent, de l’autre côté le sauvage Vallespir, avec leurs crêtes dénudées et rocheuses. A droite, la dentelle des Albères, que les pins rendent presque bleue, brode un horizon qui s’incurve, se baisse, et semble enfin s’agenouiller pour accueillir la mer.
Miroir mon beau miroir
Les clochers romans déchirent le ciel et défient, toutes pierres dehors, des arbres que la Tramontane obstinée a fini par modeler et sculpter à son gré. Quelques bergeries subsistent encore, avec leurs grandes arches de pierres qui dessinent les préaux où s‘abritent les brebis. La plaine tout entière est douce et mystérieuse. Elle semble être en attente, promettre autre chose du côté du Levant, comme si elle se penchait toute entière vers la mer. Pour nous, Catalans du nord, c’est l’endroit le plus proche du monde. On s’y contemple dans un miroir tant nos plaines sont jumelles, arc-boutées aux mêmes montagnes, bordées de lagunes et de criques rocheuses. On y voyage comme en soi-même. L’Empordà nous apprend à nous aimer quand nous nous y reconnaissons au méandre d’un fleuve, à la cambrure d’un rocher ou dans la langue aux voyelles neutres, farouchement fermées, qui signent les comarques du nord de la Catalogne. Et tout comme le Roussillon, le noble Empordà est le « palais du vent », la tramontane nous y accompagne sans jamais nous lâcher la main, amenant ici des pollens et des odeurs qu‘elle a prélevés chez nous. Alors oui, quand l’Empordà s’offre à nous, nous avons « le cœur content, et une chanson aux lèvres… »
L’Albère, un royaume
Près des Albères ou plutôt de l‘Albera, car la langue catalane préfère ce singulier, plus fidèle au caractère unique de ce bout de Pyrénées qui se laisse tomber dans la mer, la vigne s’installe et grimpe à l’assaut des crêtes, à coup de terrasses resserrées de plus en plus étroites et de plus en plus hautes. Elle est arrêtée par la majesté des chênes lièges, puis, beaucoup plus haut, par quelques sapins noirs, qui disputent le roc aux chênes verts et à l‘herbe jaunie de sommets balayés, presque labourés par le vent. Le paysage est si beau dans cette rencontre de la mer et de la montagne, qu’il a été classé Parc Naturel. Joan Maragall, chantre inlassable de cette lumière particulière, et auteur de cette sardane dont les vers habitent tout catalan qui se respecte, y voyait la rencontre passionnée d’un berger et d’une sirène. Autrefois, il y avait, il est vrai ces « vignes vertes au bord de la mer », comme elles existent encore sur la Côte Vermeille. Quelques décennies plus tard, phylloxera puis exil obligent, ce sont de longues terrasses d’herbe jaunie qui ont remplacé les « feixes » durement cultivées des anciens, cernant littéralement les villages côtiers d’un anneau d‘or végétal. C’est le cas par exemple à Cadaquès, ou à Llançà, mais aussi dans la comarca tout entière. Des murets de pierres sèches strient encore les Albères, notamment à la Garriga d’Empordà, témoins de l’obstination des hommes à planter des carrés d’oliviers, d’amandiers ou de vigne, littéralement dans la roche.
Une terre âpre
Aujourd’hui la garrigue a repris ses droits à grand renfort de genêts et de thym, mais le site est protégé tant il est emblématique du travail de générations têtues, enragées à arracher à la terre aride de quoi survivre, à en extraire le meilleur. On devine au fil des siècles des milliers de peaux parcheminées par le soleil et la tramontane, penchées sur les récoltes, travaillant à même le roc. Protégés également, le Pic des Salines, au-dessus de Céret et de Maçanet de Cabrenys, et les chemins escarpés de l’Alta Garrotxa avec leurs mas multiséculaires, leur passé de contrebande, et surtout les gorges d‘Albanyà, un paradis pour les baigneurs, les plongeurs et les pêcheurs, alternant cascades et gouffres ronds sertis d‘algues turquoise. C’est là que l’on vient chercher la fraîcheur lorsque la torpeur estivale embrase la plaine, dans un cirque de montagne qui repose le regard et l’âme.
L’amour à mort
Lorsqu’on avance vers la mer, la terre semble hésiter à résister aux forces de l’eau qu’elle imbrique, embrasse, enlace en dessinant les fameux « aiguamolls », cette zone d’étang et de marais qui est une incomparable réserve ornithologique, mais surtout une spécificité de l‘Empordà, entre les embouchures du Fluvià et de la Muga. On y rencontre une incroyable variété d’insectes – surtout n’oubliez pas l’anti-moustique – et, avant tout, une idée de ce que fut cette plaine gagnée sur les eaux par assèchements successifs, il y a longtemps. Comme chez nous en Salanque, il a fallu ici lutter contre le paludisme, dans les zones où s’épousaient la terre et la mer. Une fois décidée à rester debout, cette terre âpre qui ne se donne pas mais s’apprend et se conquiert, s’oppose pourtant de tout son cœur minéral à la conquête des vagues. Sauvage et courageuse, la Costa Brava oppose aux flots la force brune de ses rochers, ses falaises couronnées de pins, la puissance minérale de son Cap de Creus. Amoureuse, elle accepte l’effraction des ondes dans l’échancrure magique de ses calanques, et leur offre son épaule à rondeur de crique, à longueur de plage. L’Empordà est un endroit tellement extrême, épris d’absolu, qu’on pourrait y mourir, comme le chante Lluis Llach « quand je serai mort, emmenez-moi en Empordà, il n’y a aucune terre qui plaise autant à ma chair ». Cette permanence de paysage semble nous relier aux temps lointains où les Phéniciens rencontraient ici, au gré de leurs cabotages, des tribus ibères. Devant cette nature souveraine, tout reprend sa place et ses proportions.
Des parcs naturels et des espaces protégés
Lors du rétablissement de la démocratie, et surtout de la Generalitat (1977), une vaste prise de conscience s’est opérée dans l’opinion catalane qui a tenu à protéger son environnement, notamment face aux promoteurs immobiliers et à promouvoir ses propres richesses dénaturées par quarante ans de gestion purement mercantile, dédiée au seul tourisme de masse. Il était extrêmement important que le gouvernement catalan protège ses propres sites et les revendique du même coup comme siens aux yeux du monde.
Côté mer
Depuis 1983 les « Aiguamolls » sont un espace protégé dans tout l’Empordà et pour partie, dans l’Alt Empordà, un parc naturel. Il faut dire que la tentation était grande d‘utiliser ces marinas naturelles à des fins prosaïques de ports de plaisance et de résidences les pieds dans l‘eau. Beaucoup plus récemment, le Cap de Creus, une authentique splendeur minérale, est devenu à son tour un parc naturel après le départ d’un Club Méditerranée, totalement incongru, qui le défigurait. Son chapelet de criques, dont le célèbre Port Lligat où le divin Dalí avait élu domicile est tout simplement sublime. On y entend battre le cœur des pierres, dans une symphonie de jaunes et de bleus qui évoque le cadre d’une tragédie grecque. On notera aussi les magnifiques jardins en terrasse de Cap Roig, dessinés dans les années 30 par un couple de Russes blancs excentriques, qui ajoutent leurs essences uniques, colorées et odorantes à la magie naturelle du Cap et de son château. Ces jardins sont aujourd’hui le cadre d’un festival estival qui s’impose comme l’un des plus prestigieux d’Europe du sud.
Côté montagne
Espace protégé également, le Montgrí, cette montagne qui s’élève brusquement en bord de mer et dont tout laisse à penser qu’elle était, il y a très longtemps, une île, tant les espèces endémiques y sont nombreuses. Actuellement, c’est un paradis pour les randonneurs, juste à la limite de l’Alt et du Baix Empordà, et une sorte de barrière de pinèdes entre la plaine et la mer. Plus au sud, les Muntanyes de Begur, dont le dicton populaire dit qu’elles « ne cessent de monter et de descendre », sont classées à la fois espace protégé pour leur partie terrestre et réserve marine pour la qualité de leurs eaux et la beauté de leurs fonds. C’est une sorte de condensé de Méditerranée, extrêmement vallonné et joliment strié de sources. Restons dans les reliefs avec les Gavarres, un peu plus au sud qui culminent à 521 m et dont la végétation est massivement constituée de chênes verts, de chênes-lièges et de pins, surtout de pins blancs. La faune y est extrêmement riche. On y trouve même des spécimens autochtones de tortues méditerranéennes ! A l’extrême sud de la comarca enfin, l’Ardenya offre également un écosystème particulier et lutte vaillamment avec 518 m d’altitude en son point culminant. Désormais protégés des constructions hasardeuses et des opérations foncières douteuses, ces espaces uniques peuvent affronter les siècles à venir, sans rien perdre de leur beauté.
« Brava » la bien nommée
Costa Brava signifie côte sauvage, côte farouche. Malgré les assauts conjugués des promoteurs, de municipalités plus soucieuses du rapport immédiat que du développement durable, de touristes en quête de gaudriole et de loisirs bas de gamme, et même d’incendies terriblement dévastateurs sous la tramontane, la Costa Brava existe encore et toujours. Bien sûr, il y a les espaces protégés dont nous venons de parler. Mais surtout, le relief et le minéral s’imposent au fil des siècles, habitués à résister par la simple force de leur présence.
Brodée de chemins de ronde
Car pour bien comprendre cette côte magnifique, il faut la voir depuis la mer. C’est là qu’elle révèle la dentelure de ses criques dont la profondeur n’a parfois rien à envier aux fjords nordiques, et ses plages cachées encadrées de falaises. Cette vision, celle des plaisanciers et des pêcheurs, donne un tout autre éclairage, beaucoup plus minéral et sauvage, et surtout, une idée réelle du nombre de criques et d‘anses de toutes tailles, et de toutes formes, qui ne s‘offrent depuis la terre qu‘au prix de chemins escarpés. Il y a encore quelque chose d’indompté qui s’élève de ces roches fières. A bien regarder, on découvre des chemins qui suivent la côte en hauteur et qui portent la trace de murailles. Ce sont les anciens chemins de ronde qui protégeaient les villages des incursions nombreuses et soudaines des Barbaresques en mal de razzia. La plupart des villes côtières sont reliées par ces chemins, encore parfaitement praticables, qui donnent accès aux criques les plus secrètes et permettent donc une découverte méritée des plus beaux sites. Vous ne manquerez pas de noter la présence fréquente de tours qui encadrent les plages sableuses comme à Tossa ou à S’Agaro et qui parachevaient ce dispositif défensif devenu aujourd’hui un atout touristique majeur. Selon les criques, il vous faudra retrouver un instinct caprin pour descendre entre les rochers, jusqu’à l’eau cristalline, ou bien simplement utiliser des marches taillées dans la roche ou des échelles de bois placées là par une municipalité secourable. C’est un bien petit effort pour un vrai coin de paradis.
« Si tu voyais comme la mer est belle » dit la sirène. « Si tu voyais la lumière sur les crêtes » dit le berger. Chacun fit un pas vers l’autre et « quand ils se trouvèrent au beau milieu de la plaine, ils bâtirent la cabane de l’amour ». C’est ça l’Empordà.
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