02 Avr Collioure : Le cœur fauve
1905. le Fauvisme naît à Collioure et Collioure naît au monde. Retour sur un miracle concocté par les jeux de lumière et la douce violence de la Méditerranée.
1905. Depuis peu, le train a révolutionné la notion même de voyage, en permettant au temps de se rétracter : finies les interminables journées de diligence, désormais, on traverse la France en une seule journée. C’est ainsi qu’un beau matin de mai 1905, Henri Matisse arrive à Collioure, qu’il ne connaissait qu’à travers les œuvres de son ami Paul Signac. Il subit un énorme choc artistique et émotionnel : littéralement happé par la pureté de la lumière qui semble restituer aux couleurs leur nudité extrême, il est saisi d’une telle émotion qu’il lui faut la partager. Il s’empresse donc de faire appel à son jeune ami, André Derain. Ce dernier ne tarde pas à arriver en terre catalane, en plein mois de juillet, à son tour subjugué par le paysage, les gens, la mer. L’aventure fauve peut commencer.
Peindre autrement
Les deux hommes alternent discussions sans fin et séances frénétiques de travail. Mus par une intuition dictée par les couleurs violentes du paysage et les changements de spectre dus à la lumière souvent implacable et dansante, comme issue d’un mirage, qui se joue de la stabilité des couleurs, ils vident des tubes entiers de couleur pure et peignent Collioure, son clocher si typique, la danse des barques catalanes colorées dans le port, le graphisme gracile des voilures latines, les femmes ravaudant les filets à même les galets… Jamais leurs chevalets ne se posent au même endroit en même temps et pourtant la gémellité de la démarche saute aux yeux. Vite repérés par l’intelligentsia locale, les deux peintres se lient avec Georges Daniel de Montfreid, ami de Gauguin, avec le grand Aristide Maillol, le polymorphe et prolixe Gustave Violet, Louis Codet, Louis Bausil et surtout, Etienne Terrus, un génie de l’aquarelle qui va les initier au secret des paysages catalans. Son amitié avec Matisse ne se démentira pas et ce dernier qui lui vouait une grande admiration, avouera lui devoir beaucoup.
Un maître mot : se libérer
Sur place, Matisse et Derain tournent peu à peu le dos au pointillisme dont le « Port d’Avall » sera pour Matisse la dernière expression, et inventent littéralement une autre façon de peindre, surprenante par le choix des couleurs, qui s’éloigne de tout réalisme au profit de la création d’une émotion visuelle violente. La toile doit imprégner la rétine avec la même force que la lumière si spéciale des paysages, susciter le même émoi que celui qui a été le leur à leur arrivée, quitte à choquer. Sur les toiles apparaissent, chose iconoclaste, des espaces non peints, des sortes de vides, comme si elles étaient inachevées. Parfois, l’arrière-plan est plus détaillé et plus soigné que le supposé motif de la toile, le peintre choisit délibérément ce qu’il veut mettre en avant, comme une focale d’appareil photo. En fait, l’utilisation des touches de couleur s’apparente à la technique de l’aquarelle, créant des sortes de transparences qui révolutionnent la facture picturale telle qu’on la connaissait.
Résolument sauvages
La production de cet « été fauve » est pharamineuse et en quelques mois à peine : 30 toiles, 20 dessins et 50 croquis pour Derain, 15 toiles, 40 aquarelles et 100 dessins pour Matisse. Ces chiffres témoignent à eux seuls de la véritable fièvre qui a saisi les deux artistes, de l’obsession qui accompagne l’émergence de ce nouveau rapport à la toile, au motif, à la couleur, à la lumière, pour tout dire à la peinture. C’est cette production qu’ils vont exposer quelques mois plus tard dans la salle 7 du Salon d’Automne à Paris et qui leur vaudra de la part du critique Louis Vauxcelles le qualificatif de « Fauves ». Un qualificatif peu amène, car les œuvres, à contre-courant de la production de leur temps, provoquent un véritable scandale !
Libre adhésion
Pourtant, le nom fera florès tant il est adapté à l’extrême liberté qui a présidé à la naissance du mouvement et au besoin qu’il exprime de se libérer de toute tutelle académique mais aussi par ce qu’il contient de violence, d’opposition naturelle des éléments, de dimension tragique. Avec le « Fauvisme », bientôt transformé en substantif, s’impose le premier mouvement artistique de ce qu’il convient d’appeler l’Art Moderne, même si ce terme de « mouvement » semble assez peu adapté à un courant qui, somme toute, durera trois ans et ne fera jamais école, se contentant d’agréger des artistes divers qui gardent toute leur personnalité et non des moindres : Georges Rouault, Albert Marquet, Raoul Dufy, Georges Braque… Il n’est que de se figurer l’extrême différenciation des factures pour avoir une idée de l’extrême liberté que proposait l’adhésion au fauvisme. C’est sans doute cette absence de doctrine qui vaut au fauvisme d’avoir influencé tout l’art du XXe siècle et dans une moindre mesure un certain pan de l’art contemporain du XXIe.
Naissance du motif
Ce séjour estival de Matisse et Derain, s’il révolutionna la peinture et porta sur les fonts baptismaux l’art moderne, contribua par ailleurs à faire du clocher de Collioure un motif pictural qui rend notre joli port et son clocher unique, immédiatement identifiable par tous les visiteurs de musées du monde. D’ailleurs, Matisse y revint à plusieurs reprises en 1906, 1907, 1911 et 1914, approfondissant ses liens d’amitié et ses échanges théoriques et pratiques avec Terrus, et prenant au passage des cours de sculpture auprès de l’immense Maillol dont son fils, Jean, sera le praticien pendant des années.
L’art tout simplement
Dans la foulée de ces illustres aînés, des dizaines de peintres ont posé leur chevalet à Collioure : les Catalans du sud Camps et Creixams, Descossy, Dufy, Marquet, Picasso, Gotlib, Survage, Birrer, Apt, Mucha, Giner, MA2F, accompagnés d’écrivains : Machado, Tzara, Duhamel… Il faut dire que la petite cité a son « Deux Magots », sa « Coupole », son temple à la bohème : l’hôtel des Templiers où la famille Pous, amoureuse des arts, a fait de son établissement une immense table d’hôtes pour gribouilleurs désargentés et un merveilleux musée, vivant celui-là, dans lequel des gens boivent, mangent, dorment et font l’amour en pleine familiarité avec des œuvres vénérables. De l’art vivant pour les vivants en quelque sorte.
Balises picturales
Sur le port d’avall, des peintres amateurs ont posé leur chevalet, indifférents aux passants, absorbés par la reproduction de la sublime vue qui s’offre à eux et que tant et tant de leurs pairs ont esquissée ici même. Çà et là, au hasard des rues et des effractions sur la mer, des cadres évidés proposent une vision picturale du paysage, imposant à la fois la notion de parti pris et d’aléatoire, selon la taille, l’angle de vision, l’intention du spectateur, mais aussi selon le ciel, l’heure, la lumière… On doit cet hommage à la cité des peintres à Marc André 2 Figueres, un artiste contemporain. Parfois, une bâche reproduisant une œuvre de Matisse ou de Derain attire l’œil. Elle se trouve à l’endroit précis où le peintre, en cet été lointain de 1905, posa son chevalet sur les Chemins du Fauvisme. Collioure se donne à lire comme un immense motif pictural.
Là-bas, étreint par la jetée et les murailles du château qui encadrent de chaque côté sa part de mer, le clocher aux allures de phare se joue des perspectives : bien que situé en contrebas du village, c’est bien lui qui le domine, le nomme et le sublime. Lui qui porte à bout de dôme, à longueur de toiles, un bout d’éternité.
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