02 Avr Les coulisses de la route des génies
Ils sont les animateurs passionnés de la Route des Paysages des Génies au sein du Consortium pour l’amélioration et la compétitivité du tourisme et des loisirs des comarques de Tarragone. Jaume Salvat assure les contenus culturels, au sens le plus large du terme. Eva Martinez assume la partie logistique et organisationnelle. Rencontre avec un tandem de choc.
CC : Jaume Salvat, bonjour. Comment est née l’idée de cette route ?
En fait tout est parti d’une collaboration entre la direction du patrimoine touristique de la Diputació et l’Université de Tarragone qui vise à définir des programmes stratégiques de marketing territorial. Le passage de quatre génies universels sur notre territoire – on ne peut pas vraiment dire qu’aucun des quatre n’y ait réellement vécu dans la durée – nous a semblé un atout à exploiter, tant leur empreinte a été forte. Très vite les quatre villes concernées se sont rencontrées, la Diputació a suivi, et tout s’est enchaîné.
CC : Il s’agit de la Route des Paysages des Génies et non de la route des génies, pourquoi ?
C’est un point clé. Nous considérons le paysage au sens le plus large du terme, dans sa dimension esthétique bien sûr, mais aussi dans sa dimension humaine, sociologique, artisanale, gastronomique. Le paysage doit être une expérience globale, une immersion dans ce pays, comme il l’a probablement été pour nos quatre génies qui en ont tous fait une source d’inspiration directe, et une référence de leur parcours d’artiste : l’enfance pour Casals et Gaudí, l’adolescence et l’âge d’homme pour Miró, la jeunesse éclatante pour Picasso…
CC : Gaudí parle beaucoup de l’inspiration que lui a donnée la nature d’ici…
Tous en fait. Pour Picasso, le cubisme naît à Horta de Sant Joan, il est presque dicté par la montagne de Santa Barbàra. Miró naît à la peinture à Mont-Roig et oui, Gaudí fait feu de tout bois et de tout matériau, il s’inspire à la fois du paysage et de la belle ouvrage de son père, dinandier. Le savoir-faire et la beauté des lieux nourrissent l’art.
CC : Et ces génies, si connus, sont prophètes dans leur pays ?
D’une façon générale, non. El Vendrell est certes un lieu de pèlerinage pour le monde entier, mais les Catalans savent-ils tout ce qu’ils doivent à Casals ? La personnalité de Miró, trop excentrique pour les gens de Montroig l’a maintenu à distance. Gaudí n’a jamais vécu à Reus en tant qu’adulte et Picasso n’a passé que deux séjours à Horta de Sant Joan. Et pourtant, ils ont contribué à faire de ces quelques points épars du sud de la Catalogne, des capitales mondiales de l’art.
CC : Excentriques et un peu sulfureux ?
Oui, il est clair que la période du franquisme a généré une grande frilosité. Je vais vous raconter une anecdote. Tous les matins, Miró, qui était un grand sportif, courait de Mont-Roig à la mer où il faisait des exercices de gymnastique. La Guardia Civil en a conçu des soupçons : les policiers étaient persuadés que ces exercices étaient des signaux envoyés à un vaisseau croisant au large… C’était une époque de peur. Et je ne parle pas de l’engagement de Casals bien sûr. Pourtant, qui mieux que lui a défendu notre être au monde particulier, y compris à la tribune des Nations Unies ?
CC : Fait intéressant, parmi ces quatre génies, l’un n’est pas Catalan, l’autre est de mère Portoricaine et trois ont vécu le plus clair de leur vie en France…
Oui, c’est sans doute le plus important, montrer à travers cette route et ces quatre personnalités si distinctes ce qu’est la Catalogne : un pays d’accueil et de passage. Picasso n’était pas Catalan, mais il avait un immense amour pour la Catalogne où il est véritablement né en tant que peintre. Quant à Casals, quand on voit sa maison natale, la pauvreté dont il a dû s’extraire pour devenir le géant qu’on connaît et son exil en terre encore catalane, juste de l’autre côté des Pyrénées, mais au pied du Canigou… Ils sont partis donner ailleurs un message qu’ils ont compris ici, sur cette terre de Tarragone. Ce que nous cherchons à faire avec cette route, c’est justement conjuguer cet ailleurs et cet ici, croiser les regards entre les autochtones et les visiteurs, les enrichir l’un de l’autre. Parce que cet échange, ces rencontres, c’est l’essence même de notre pays : un lieu de passage, un lieu de métissage et donc, un lieu de création et d’inspiration.
CC : Dans leur sillage, toute la production d’une terre ?
Oui, tout. L’artisanat, la gastronomie, en particulier le vin et l’huile dans leurs versions d’excellence, les pâtisseries comme le gâteau de caroubes de Mont-Roig, mais aussi d’autres figures importantes comme Guimera ou les autres architectes modernistes comme Cesar Martinell et d’autres. Il faut que les gens s’immergent dans ce pays, ses paysages et ses habitants, qu’ils en saisissent le langage secret. C’est important que les gens d’ici apprennent à aimer leur terre, parce que c’est à eux qu’il revient de la donner à aimer. Cette route se veut une proposition ouverte : elle suggère et donne des pistes, mais elle est faite pour être adaptée aux désirs particuliers de chacun.
CC : Bonjour Eva. Et cette route permet tout ça ?
Cette route est si importante que malgré les difficultés économiques liées à la crise et les différences de taille entre les quatre municipalités, vous imaginez bien qu’il n’y a pas de commune mesure entre un petit village agreste et rural comme Horta de Sant Joan et une ville comme Reus. Elle est considérée par tous comme un projet prioritaire de promotion du territoire et de ses marques. Les quatre villes et la diputació maintiennent son financement sans aucune aide extérieure, européenne ou autre. C’est vraiment un outil de développement voulu par les gens d’ici et pour les gens d’ici, c’est ce qui la rend si exceptionnelle.
CC : Quand vous parlez de marque, vous parlez de la Costa Daurada ?
En fait Horta de Sant Joan fait partie de la marque Terres de l’Ebre, tandis que El Vendrell, Reus et Mont-Roig appartiennent à la Costa Daurada. La Diputació de Tarragone s’est beaucoup investie dans le projet. Nous avons défini des supports de communication, des axes de développement et très vite nous avons pu fédérer des entreprises autour du projet, principalement parce qu’il ne se contentait pas de l’aspect purement culturel. Tout ça s’est concrétisé avec la « tarja genial » (la carte géniale) qui permet, sur simple présentation, de visiter gratuitement les six centres culturels qui émaillent le parcours et offre droit à des réductions dans cinquante commerces représentant à peu près tout ce que le territoire produit au niveau artisanal ou alimentaire. Cerise sur le gâteau, elle ne coûte que 9 euros par an et demande un réel effort à ses financeurs. A titre d’exemple, la seule entrée dans les six sites culturels coûte 22 euros hors carte !!!
CC : Et ça marche ?
Au départ, notre cible se concentrait sur la proximité et le reste de l’état espagnol, mais nous avons eu une belle surprise. Le public français a répondu en nombre. Nous allons donc le développer en créant des outils adaptés pour lui. Nous débordons d’idées, nous envisageons des cours de peinture in-situ, des théâtralisations de visites… Avec les plages paradisiaques et les sites extraordinaires que nous avons, cette route des paysages des génies est une formidable plus-value : un atout-maître. Nous voulons que chacun puisse se l’approprier pour en faire un itinéraire sur-mesure. Quatre grands Catalans universels deviennent ainsi les guides inspirés de milliers de touristes qui viennent voir ce pays de Tarragone à travers leurs œuvres.
CC : Une route passionnante, animée par deux opérateurs vraiment passionnés. Jaume, Eva, merci beaucoup !
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