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Girona : La légendes des pierres

02 Mar Girona : La légendes des pierres

Girona reflète dans l’’Onyar ses belles maisons colorées à encorbellement. Mais la transparence du reflet lisse est trompeuse. Juste derrière cette jolie façade commence la Girona médiévale, noire et mystérieuse, celle que ses pierres animent et racontent.
Des rues pentues, étroites et torturées grimpent la colline jusqu’à la cathédrale, poussent encore jusqu’au chemin de ronde, resserrées, parfois scandées d’une volée de marches abruptes ou taillées à vif entre deux maisons. Le vieux Gérone semble sculpté dans la pierre, taillé pour traverser les temps, sans livrer ses mystères. Rien d’étonnant donc, à ce que Girona soit une terre de légendes. Des légendes dictées par sa statuaire, ses geôles ou ses fontaines. Des légendes de mondes clos qui tressent histoire et mythe, pour dessiner un imaginaire unique qui est l’esprit même de la ville.

Girona2Le cul de la lionne

La Catalogne affectionne les adages qui glorifient ses villes « Rodar al món i tornar a Camprodon » ou « qui no ha estat a Olot no ha estat a un lloc ». Pas d’exception pour Girona, « Qui va a Girona ha de besar el cul de la lleona » (qui va à Girona doit embrasser le cul de la lionne). Si vous passez place Sant Fèlix, il n’est pas rare de voir quelqu’un se hisser le long d’une colonne pour embrasser les fesses d’un fauve de pierre. Il s’agit sans doute de l‘enseigne d’une ancienne auberge « el cul de la lleona ». Toujours est-il que le rite est bien vivant. Si vous voulez être sûr de revenir à Girona, n’y dérogez pas ! Autre mystère animalier, celui des mouches…

La bénédiction des mouches

Et oui, partout dans le monde, les mouches sont vécues comme un fléau qui dérange le bétail, apporte des maladies, cultive des tendances scatologiques certaines. Pas à Girona. A Girona, elles symbolisent la résistance. En 1266, lors de l’invasion française de la ville par les sinistres troupes de Philippe Le Hardi, par ailleurs responsables du massacre d’Elne, la tombe de Saint Narcisse est ouverte et saccagée. Les mouches s’empressent d’accourir à ce festin inattendu, grossissent, et fondent sur les armées ennemies, piquant allègrement 20 000 hommes et 4 000 chevaux. Décimé par une étrange maladie, littéralement chassé par les insectes, l’ost rebrousse chemin et le roi de France meurt à Perpignan. Girona a gardé vifs ces faits de guerre et toujours fait face dans l’adversité.

Festive, même dans la tragédie

Si vous levez la tête, rue des argentiers, vous verrez, suspendu sur une barre transversale entre deux maisons, un étrange personnage costumé. C’est le Tarlà. Lors de la grande peste, les argentiers de Girona furent mis en quarantaine, et leur rue totalement murée. C’est grâce aux pitreries et acrobaties du Tarlà, le vrai, que les infortunés purent supporter cette longue claustration. Lors de la Sant Jordi, il est donc de rigueur de faire faire des cabrioles au Tarlà en tournant la barre à laquelle il est suspendu. Une jolie façon de montrer que Girona ne perd jamais le sens de la fête et de l’humour, mais surtout qu’il faut la traverser autrement qu’à hauteur d’homme.

A jamais silencieuse

C’est certain, à Girona, n’oubliez jamais de regarder en l’air. C’est là que les pierres laissent échapper leurs secrets et dessinent un véritable grimoire à déchiffrer avec patience et amour. Si vous regardez bien la cathédrale, une seule des nombreuses gargouilles a figure humaine. Il s’agit d’une femme en grande robe, portant un parchemin, dont la bouche ouverte laisse tomber l’eau du ciel, en fait la bruixa de la cathédrale, jadis changée en pierre pour avoir jeté des cailloux sur le lieu de culte ! Impossible pour elle d’émettre la moindre insulte ou le moindre juron. D’où l’adage « pedres tires, pedres tireràs, de pedra quedaràs ! » (continue de jeter des pierres et tu seras pétrifiée). Illustration directe sous la rambla…

Girona3Assassins pétrifiés

En effet, sous les voûtes de la rambla, trois étranges personnages regardent les passants du haut de leur chapiteau : un personnage portant béret, mi-homme, mi-escargot, joue d’une sorte de gros chalumeau. Un second joue du sac de gemecs, la cornemuse catalane. Un troisième encore, vénérable vieillard à barbe blanche arbore des ailes de vampire. Ces personnages tout droit sortis des marginalia des manuscrits médiévaux représenteraient trois moines du monastère de Banyoles condamnés pour avoir assassiné leur prieur. Et ce ne sont pas les seuls punis de Girona…

La rançon des avaricieux

A l’angle de la plaça del vi et du carrer des ciutadans s’élève l’ancien siège de la Generalitat. Là se tenait le marché le plus important de la ville, marché sur lequel un usurier particulièrement cupide tenait boutique, profitant des infortunes des uns et des autres. Il fut changé en pierre et c’est son visage, déformé par deux énormes oreilles qui apparaît à l’angle de la maison. Ce personnage a un nom, connu de tout Girona, en Banyeta ! Selon la légende, il suffit de toucher son nez pour voir ses dettes effacées ! A Girona, le tribunal de pierre est partout…

Savoir et taire

Au-dessus de la porte qui mène à la salle du conseil municipal trône une étrange effigie. Une tête d’homme qui se mord la langue, surmontée d’un arbre. Ainsi, l’arbre de la connaissance va de pair avec l’obligation de silence. Les secrets municipaux sont bien gardés. A qui doit-on cette sculpture ? Peut-être à un compagnon tailleur de pierre, gardien des mystères des opératifs, comme le dit le proverbe « el qui sap calla »… et celui qui sait est le gardien d’étranges choses…

Vous avez dit vampire ?

Par exemple, au Palau des Agullana on a même essayé de faire taire la pierre en arasant l’écu en bas-relief pour en supprimer la chauve-souris, pourtant emblème d’un seigneur aragonais ayant convolé en justes noces avec l’une des héritières. Les plus imaginatifs peuvent librement rêver à quelque Dracula local… C’est donc un livre de pierre, presque une bande dessinée qui se donne à lire aux plus curieux entre terre et ciel, et qui campe une autre Girona, mystérieuse, facétieuse et ésotérique en diable.

Histoires de rois

Mais l’oralité n’est pas en reste, loin s’en faut ! Elle aussi ne se prive pas de mettre au même lit la grande histoire et les légendes urbaines pour des noces inattendues. Ainsi en est-il de Ramon Berenguer dit « cheveux d’étoupe » que l’on trouva mort à la chasse, probablement assassiné par son frère jumeau. Son faucon, inconsolable, suivit le cortège funèbre jusqu’à la cathédrale et mourut d’épuisement devant la dépouille de son maître. On sculpta donc une effigie de marbre du fidèle animal. Les anciens racontent que les moines chargés de chanter la messe avaient changé le texte des repons pour demander « Ubi est Abel frater tuus » (Où est ton frère Abel ?) accusant donc implicitement le roi de fratricide.

Girona4L’enfant et le loup

Deux sculptures, un bas-relief situé à l’entrée du cimetière représentant un loup assez léonin dévorant un enfant de chœur, et un autre bas-relief situé près de la cathédrale dans la pujada du roi Martin représentant une main portant une croix, rappellent un événement (réel ? imaginaire ?) ancré dans la mémoire locale : un loup aurait attaqué une procession, tuant l’enfant de chœur qui ouvrait la marche, crucifix à la main. Et aucune fille n’est épargnée, en effet…

La sirène du call

Tolrana, une femme juive très cultivée et respectée pour sa piété et sa fidélité à la loi mosaïque, fut un jour décapitée par des chrétiens chauffés à blanc par les harangues des chanoines. Son fantôme erre encore dans les rues du vieux quartier, et lance une plainte immémoriale et lancinante que bien des habitants de la ville ont eu l’occasion d’entendre au hasard de leurs promenades nocturnes. Car à Girona, Histoire et mythe se confondent.

Charlemagne et la fin du monde

L’empereur n’a jamais mis les pieds à Girona, ce qui n’a pas empêché l’imagination populaire de tisser une légende selon laquelle il serait monté au clocher avec son épée, Montjoie et que cette dernière serait tombée au milieu du cloître alors enneigé. Malgré les recherches de ses troupes, impossible de retrouver la redoutable lame : elle se serait enfoncée vers le cœur de la terre… Selon les anciens, lorsque l’épée aura atteint le centre du globe, elle se rompra, annonçant la fin du monde ! Mais les pouvoirs du défunt empereur ne s’arrêtent pas là…

Charlemagne, maître du mariage !

Derrière le maître-autel de la cathédrale, un magnifique siège épiscopal de marbre blanc des Pyrénées arbore des décors végétaux et les symboles des évangélistes. D’origine romane, remanié à l’époque gothique, ce siège vénérable est appelé « chaise de Charlemagne ». Selon la légende, tout couple qui s’y assoit ensemble sera marié dans l’année. En revanche, tout homme qui s’y assoit seul est voué à rester célibataire. Une leçon bien intégrée par les prieurs des monastères alentour qui prenaient bien soin d’y faire asseoir les séminaristes à toutes fins utiles…

Histoire de fontaines

Côté géographie pure, Girona dessine ses quartiers autour de ses fontaines, comme toutes les villes du monde : font del Bisbe de la vall de Sant Daniel, font del Ferro, font d’en Fita, font dels lleons et enfin, Font romana ou font del Pericot, du nom du mas qui la jouxte. Il y a bien longtemps, cette jolie fontaine ne donnait pas d’eau, mais une huile pure et merveilleuse. Chaque jour un serpent portant dans sa bouche une pierre précieuse, allait y boire le précieux elixir. Le dénommé Pericot eut donc l’idée de se cacher dans un tonneau qu’il revêtit entièrement de clous pour en faire un hérisson géant et de voler la pierre au moment où le reptile la lâchait pour boire. Dans son corps à corps avec le serpent il fit le vœu de donner la pierre à la vierge s’il gardait la vie sauve. Il en fut ainsi…

Imagination intacte

Tant de légendes passées, mêlées à des mythes populaires comme le célèbre « home dels nassos » ne pouvaient pas manquer de féconder les imaginaires actuels et de donner ainsi naissance à de nouveaux mythes, qui à leur tour, intégreront l’imaginaire de la cité. Ainsi deux jeunes auteurs ont-ils enrichi le chansonnier séculaire de la ville.

La cocollona

Emili Massana, entendant un jour sa nièce parler de « Cocollona », imagina un animal à mi-chemin entre la grâce ailée du papillon et les écailles hostiles d’un crocodile. Il tira de cette étrange rencontre un joli conte : « dans le quartier du Mercadal, il y avait un couvent qui abritait des nonnes débauchées. Parmi elles, une novice au cœur pur, dont la vertu excédait ses compagnes. Elles l’enfermèrent dans une cellule souterraine, un cachot humide et insalubre. Dans cette atmosphère étrange, la jeune fille vit pousser sur son corps d’horribles écailles, tandis que la clarté de son âme faisait grandir de grandes ailes dans son dos. Son fantôme passe sous le pont de pierre les nuits de pleine lune et elle chante « jo soc la cocoallona, el monstre de girona ».

La gouvernante de Saint Narcisse

Selon Carles Vivó, Saint Narcís avait pour gouvernante sa grand-tante qui connaissait les plantes et la cuisine, les astres et la médecine et qui, à cent ans, était belle comme le jour malgré ses énormes proportions. Elle inventa l’oie aux poires, le boudin noir et les pommes farcies. Mais la vieille dame avait un énorme défaut : elle se répandait en commérages. Tant et si bien que Saint Narcisse lui retira tous ses pouvoirs et qu’elle devint un objet de rejet et de raillerie. Elle eut un jour la prémonition de la peste et fit faire une énorme soupe de menthe pour protéger les habitants. Dès lors, elle fit pénitence. Lorsqu’elle mourut, elle ne pesait pas davantage qu’un moineau.

 

Comme ce fut toujours le cas au fil des siècles, ces histoires modernes partent d’éléments réels et vérifiables offerts par l’histoire mouvementée de la ville, son patrimoine inestimable, la somme incroyable de ses mémoires croisées, de la Gerunda antique aux mystères du call, de la splendeur de la cathédrale à la convivialité bon enfant des rues et des places. Girona, ville aux mille mystères, se dérobe pour mieux se faire aimer.

1Commentaire
  • Muzi
    Posted at 10:16h, 24 septembre Répondre

    Belles histoires, bien racontées. A découvrir avant de se rendre à Girona.

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