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Les petites mains du carnaval

03 Fév Les petites mains du carnaval

Ils s’affairent pendant des mois, dans des hangars froids, sacrifiant leurs soirées et parfois leurs week-ends. Qui sont ces bénévoles passionnés qui constituent la masse laborieuse et festive des « colles », ces groupes de carnavals ? Rencontres avec deux d’entre elles, la Colla del Tech à Roses, et Els Amics de la Granote à Argelès-sur-Mer.
carnaval4La piste file entre deux rangées d’arbres dénudés, au cœur des marais et des prés salés. Devant nous, Narcí, notre guide, stoppe son véhicule et descend pour ouvrir une barrière. Sur notre droite, des flamants-roses s’ébrouent au bord d’un petit étang. Ici, à quelques centaines de mètres à peine des immeubles de Roses, nous sommes au « Tech », l’exploitation bovine du père de Narcí, en pleine réserve naturelle des Aiguamolls de l’Empordà. Mais que viennent donc faire au milieu des marais les membres de la « Colla del Tech », l’un des nombreux groupes qui défilent pendant le carnaval de Roses ? Nous le découvrons en entrant dans un vaste hangar. A côté d’une montagne de bottes de foin et d’un tracteur, c’est un drôle de spectacle qui se joue. Dans un vacarme incessant créé par deux groupes électrogènes, une dizaine de personnes, chaudement vêtues, s’affairent autour d’une grande structure en fer.

Soudure et découpe de polystyrène

Un homme, caché derrière une visière, est occupé à souder, faisant jaillir des étincelles. A deux pas de là, un grand plateau de semi-remorque attend d’être affublé de la décoration qui le métamorphosera en char. Narcí fouille dans le fourbi et nous dégotte un jouet : un petit avion de la première guerre mondiale. Il sera l’un des modèles du futur char, qui sera constitué de deux avions, montés en tête à queue, comme en pleines pirouettes dans le ciel. Posée à leurs pieds, une maquette de village suggérera la vue plongeante. « L’idée nous est venue en regardant le film « Fly Boys ». C’est l’histoire de pilotes américains venus prêter main-forte aux Français pendant la guerre », explique Narcí. Ambiance début vingtième, donc, cette année, avec des costumes d’aviateurs pour les membres de la « colla ». Lorsque l’idée a été arrêtée collégialement, « l’architecte » de cette aventure est entré en action.

Policier et dessinateur

Ce dessinateur en chef, c’est David, penché un peu plus loin sur un établi. Dans la vie de tous les jours, David est policier, mosso d’esquadra. Pour la colla del Tech, il est l’artiste et le technicien dont le coup de crayon déterminera toute la fantaisie, la beauté, le potentiel spectaculaire du char. Et les chars de la colla del Tech font, assure Narcí, un effet « brutal ! ». On s’en aperçoit en faisant le tour des équipements déjà installés sur le plateau. Ils ne sont pas nombreux, mais finalement, l’essentiel y est. Sur l’avant, deux boxes pour installer les énormes haut-parleurs de la sono, qui cracheront le nombre de décibels requis pour assurer l’ambiance le jour J. A l’arrière, un emplacement dédié au bac à glace qui tiendra les boissons au frais.

Bac à glace et barbecue intégrés

Et sur le côté, luxe parmi les luxes, un système de tiroir pour sortir le barbecue au moment opportun. Une petite armoire est même intégrée pour pouvoir entasser les manteaux. En Catalogne, lorsqu’il s’agit du carnaval, on ne badine pas avec l’organisation. Mais le moment n’est pas encore à la fête. Pour l’heure, l’ambiance est certes bon enfant mais laborieuse. Sur un établi, on découpe consciencieusement une pièce de polystyrène aux formes arrondies grâce à un étrange outil, à mi-chemin entre la scie de bûcheron utilisable à deux personnes et un grand fil à couper le beurre. Du polystyrène, le hangar en est farci. C’est la marque de fabrique de la Colla del Tech. Narcí est incollable sur la technique de travail de cette matière. Sur les questions financières aussi. « Chaque année le polystyrène nous coûte à lui seul dans les 1 200€,explique-t-il. Nous en faisons venir un camion entier ! ». Narcí est comptable dans la vie… Il est aussi un peu celui de l’équipe. « Pour financer ce coût, nous tenons une baraque à la Festa Major de Roses, en été. Nous y vendons à boire et à manger »précise-t-il. La Colla del Tech existe depuis vingt ans mais fonctionne de façon si « professionnelle » et sérieuse depuis une petite décennie.

carnaval3La relève assurée

Elle compte une soixantaine de membres. La moitié sont des enfants et adolescents et chez les adultes, beaucoup ont entre 35 et 40 ans. Comme chez bien d’autres colles, il s’agit ici d’une histoire d’amitié. Beaucoup se connaissent depuis l’enfance. « Il y a aussi des personnes qu’on ne voit qu’ici, c’est donc l’occasion de se retrouver. On aime passer le samedi comme ça, entre amis », raconte Laura, une jeune femme qui participe à la colla depuis une douzaine d’années et qui travaille surtout sur la peinture du char. Lorsque l’heure du carnaval arrivera, en février, ce seront six mois de travail que l’ensemble de la colla ira fêter en paradant dans les rues de Roses. Puis quelques mois de répit s’annonceront. « A ce moment-là, je ressens toujours des sentiments mêlés, » raconte Laura. « Je me dis que je vais pouvoir souffler un peu, mais en même temps je suis triste que tout cela s’arrête ».

Baby-blues

Un baby-blues que tous les membres de colles connaissent bien. Heureusement, nous n’y sommes pas encore. Laura dresse une table à la bonne franquette. A côté d’elle, un autre David, pêcheur à la retraite celui-ci, prépare une fideua dont s’échappe un fumet divin. De quoi réchauffer les corps et redonner de l’ardeur au travail… Si toutefois il en manquait.

Passons les Albères, pour découvrir une autre façon de préparer un carnaval différent. A Argelès-sur-Mer, ce mardi soir hivernal, il fait un froid piquant, mêlé à une humidité sournoise. Malgré cela, ils sont bien fidèles au rendez-vous, les « Amics de la Granote », comprenez les amis de la « granota », grenouille en catalan, le symbole de la ville. Nous poussons la porte d’un hangar municipal et nous découvrons une sculpture de quatre mètres de haut, représentant les tortues et autres poissons du dessin animé « le monde de Némo ».

Douze mètres de long

En deux parties, elle s’étendra sur un char de douze mètres de long. Un fil de fer fin a déjà été positionné partout autour de la structure en fer, formant ainsi très précisément les contours de la sculpture. A ses pieds, plusieurs personnes s’affairent. Fanny badigeonne de colle des pages entières du quotidien local, l’Indépendant, et les donne à Chantal, qui les applique sur la structure… Un travail de longue haleine. « Avec le froid, on a du mal à appliquer la colle » explique Fanny. Mais peu importe. La bonne humeur est au rendez-vous. Ici les moyens sont moins importants que chez la Colla del Tech de Roses, mais l’histoire est tout aussi belle… Et l’esprit le même. Els Amics de la Granote, c’est une aventure entre amis. Et l’illustration d’une belle renaissance.

carnaval2« Nos parents construisaient déjà des chars »

Le carnaval d’Argelès, l’un des plus importants du Roussillon, en perte de vitesse il y a quelques années, reprend doucement un second souffle avec des groupes comme celui-ci. « Nos parents construisaient déjà des chars, » raconte Stéphane. « Nous sommes partis pour des raisons professionnelles, et quand on est revenus chez nous, on s’est dit : « il faut reprendre le flambeau » ». « Au début, on était quatre amis. Ensuite, on s’est développés » précise sa femme, Stéphanie. Carole, Olivier, Mathilde, Jean-François et les autres… Ils sont désormais une dizaine à travailler sur la structure du char, mais ce n’est pas tout. Pour la couture des costumes, les mamies entrent en action. Marie-Jeanne, Yvonne, Anna, Marie-Josée et Arlette se retrouvent et, à renfort de fils et de tissus, fabriquent ce qui sera le clou du spectacle.

Mamie Jeannette et ses 25 000 fleurs

Quant aux 25 000 à 30 000 fleurs en crépon qui habillent le char, c’est une seule dame qui les réalise, patiemment, tout au fil de l’année ! « C’est mamie Jeannette, elle a plus de 80 ans » sourit Stéphanie. Mamie Jeannette s’apprêterait-elle à prendre sa retraite ? Que nenni : « quand il n’y a plus de papier, elle nous en réclame ». L’histoire ne dit pas si la grand-mère rêve de fleurs en crépon la nuit… Mais elle laisse entrevoir une vérité simple et essentielle, c’est sans doute un peu de ses propres souvenirs du carnaval qui revivent entre ses mains, à travers chaque fleur. Le moment venu, les enfants prennent eux aussi part aux préparatifs, en peignant et en collant les fleurs. La relève est assurée. Puis c’est la fête.

Clap de fin

Deux défilés pour éblouir petits et grands, et une troisième sortie le dernier week-end de juin, le « corso d’été », qui lance la saison touristique. « Pour nous, c’est le clap de fin »explique Stéphane. Dans la plus pure tradition, le char est alors démonté pour être mieux remonté la saison suivante et transformé… Sans doute aura-il pour thème un dessin animé de Walt Disney, que les granotes affectionnent et qui fait toujours son effet.« Les enfants, ils ont les yeux tout pleins d’étoiles » sourit Stéphanie. Les adultes aussi… Et c’est là toute la magie du carnaval.

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