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BELLE ÎLE EN TÊT

02 Avr BELLE ÎLE EN TÊT

Longée par la majesté tranquille de la Têt, Ille lance son étrave, à la fois île et navire, coiffée de l’élan de ses clochers, nimbée de l’ocre de ses pierres qui lui dessine une sorte d’auréole dorée. Un village fier, ancré dans l’histoire du Riberal, encore enserré dans ses remparts.

De marbre et de rose

Ille a conservé de petites rues en colimaçon, presque une circulade, ocellées de placettes improvisées qui trahissent son plan médiéval. Devant les portes étroites, il n’est pas rare de voir une chaise adossée au mur, déjà prête pour les conversations du soir : pas de doute, un mode de vie rural s’est maintenu à travers les siècles. Çà et là, un balcon, une embrasure, une imposte ou un seuil de logis se parent de rose : le marbre de Villefranche, veiné de mauve et de corail, est omniprésent dans cette vallée heureuse. Pas de voitures, juste les cris des mouettes venues depuis la mer admirer l’église.

Une église colossale

Une église énorme, presque incongrue dans son treillis de rues. La petite place n’offre pas le recul que mériterait sa grandeur. Cela lui donne quelque chose de terriblement majestueux, d’un peu mystérieux aussi, comme si un énorme vaisseau s’était posé là par hasard en jouant des coudes entre les maisons. Pourtant, la première mention de l’édifice, alors répertorié comme un alleu de Saint Michel de Cuixà, l’abbaye tutélaire de la vallée, date de 982. Sant Esteve (Saint Etienne) du Pedraguet fut d’abord une église romane, avant d’être maintes fois remaniée pour devenir cette église baroque monumentale, marquée par la volonté de la contre-réforme de donner au peuple ses propres palais.

Les chemins du ciel

Ici, on a toujours cherché les chemins hasardeux du ciel, de procession en ex-voto. Quelques rues plus loin, devant un joli jardin, s’élève la Rodona, une autre église romane, récemment rouverte au public. Délaissée en tant qu’église paroissiale après la Révolution, au bénéfice de Sant Esteve, elle fut tour à tour au fil des décennies : étable, entrepôt ou encore hôpital, ce qui lui a valu d‘être démantelée au gré des besoins de pierres. Il ne reste pas grand-chose de sa splendeur, si ce n’est la nef ouverte en berceau brisé et le chœur en cul-de-lampe (lequel lui donne probablement son nom, à moins qu’il ne soit dû à l’abside octogonale).

Un patrimoine à déchiffrer

Juste à côté, surmonté d’un fronton baroque extrêmement graphique devenu le symbole même d’Ille, s’élève l’ancien hospice Saint Jacques, devenu un centre d’interprétation du patrimoine baroque si prégnant sur cette vallée et au-delà, de tout le patrimoine catalan. Dans les salles intactes de l’ancien hôpital qui accueillait pauvres et malades, sont exposées entre autres œuvres d’art, les fresques de Casesnoves, le hameau voisin qui fut l’ancêtre de la ville, et un maître-autel de toute beauté.

Un petit campo santo

Les chapiteaux de l’ancien cloître cimetière qui jouxtait autrefois la Rodona, comme c’est le cas du Campo Santo à Perpignan, donnent une idée de la beauté originelle de l’ensemble, malheureusement démonté et utilisé comme carrière par les habitants. L’incroyable collection de peintures murales décline le passage du roman au gothique, du gothique au baroque, et souligne l’air de rien, la forte identité de l’art local dont les fondamentaux demeurent inchangés au fil des siècles. Une magnifique leçon d’histoire de l’art.

Une église-galerie d’art

L’église de l’hospice, l’église du Tiers-Ordre des Carmes, fut consacrée en 1718, soit soixante ans après l’annexion. L’édifice est parfaitement rectangulaire, précédé d’un vestibule-salon, et reste très français dans sa quête de la symétrie et de l’équilibre. Des statues posées sur des socles et des piliers réguliers rythment l’avancée vers le maître-autel, scandée par la présence de tableaux pieux représentant la vie des Carmes Déchaux. On les doit à l’atelier de Guerra, le pendant décidément ibérique de Hyacinthe Rigaud, oscillant encore entre Siglo de Oro et Grand Siècle, un immense peintre et une belle dynastie.

Les grands travaux

Cette efflorescence baroque pourrait paraître incongrue dans une ville aussi excentrée. Elle a pourtant une explication. Au XVIIIe siècle, au cœur des comtés annexés par les Français, Ille est un gros bourg important en termes d’économie et de commerce, qui boucle en quelque sorte la vallée du Conflent. Pour exorciser les guerres et épidémies subies dans les dernières décennies, on y lance une série de chantiers qui font la beauté de la ville d’aujourd’hui et donnent cette extraordinaire impression de cohérence.

Star littéraire

Au fil des rues, les hôtels particuliers cossus, plus français que catalans, laissent parfois deviner l’oasis de leurs jardins, trahie par la chevelure des arbres. C’est ici, dans la « maison des contes » que se situe l’action de la « Vénus d’Ille », l’œuvre de Mérimée (alors Inspecteur général des Monuments historiques dans les Pyrénées Orientales) qui sortit définitivement Ie village et même la Catalogne-nord de l’anonymat. Pour autant, Ille ne s’endort pas sur ses frontons et ses lauriers littéraires, c’est une petite ville vibrante, commerçante, dont la grande place cerclée de platanes aime accueillir le marché et les cobles.

Un cadre de choix

Pourtant Ille gagne à être quittée pour ses environs immédiats, aussi beaux qu’éclairants. D’abord une halte dans le hameau de Casesnoves pour admirer l’ancienne église romane Saint Sauveur dont le clocher carré s’élance entre route et fleuve. Puis, une plongée au cœur de l’Aspre pour admirer les ruines du monastère Saint Clément de Reglella, niché dans la garrigue aux odeurs de thym, avant la pause incontournable devant la grande chapelle de Sant Maurici de Graolera, trois témoins d’un temps sacré qui était scandé par la voix des cloches.

Un site remarquable

Le paysage de vergers et de garrigues, balafré de bleu et de vert par la danse incertaine du fleuve faussement paisible, arbore une broderie en relief qui est une véritable merveille géologique : les orgues, une série de chemins de fée, évoquant irrésistiblement les tuyaux d’un orgue géant. Elles méritent une déambulation tranquille et méditative. Quatre millions d’années de sédimentation vous contemplent en peuple silencieux. Un endroit vraiment insolite.

Le chant des fontaines

Tous les vieux vous le diront, quelques fontaines se sont perdues dans ces dernières décennies, vaincues par les pelles mécaniques qui ont tracé la quatre voies. Pourtant, Ille a tiré le meilleur des eaux avec ses sources murmurantes et surtout avec son canal, « Les canals » qui se greffe ici sur la Têt, avec l’autorisation des comtes-rois pour alimenter tout le Riberal jusqu’au palais des Rois de Majorque. Tout semble indiquer qu’il existait déjà sous une forme rudimentaire, selon toute probabilité depuis le XIe siècle.

Un canal nourricier

C’est de lui que Ille tire l’or vert de ses vergers de pêchers et d’abricotiers, la luxuriance de ses potagers et de ses jardins d’agrément, même si au départ, il avait été pensé pour alimenter les moulins nécessaires à la fabrication de l’huile et de la farine, et pour permettre aux tanneurs de laver leurs peaux. Le canal alimente encore aujourd’hui des centaines de parcelles et contribue à enfermer le soleil du Conflent dans des fruits gorgés de sucre et de sucs particulièrement prisés sur les étals des marchés, où ils retrouvent l’huile, le miel et le safran produits dans le secret des collines.

Tradition pascale

Quand l’histoire est aussi présente, la tradition ne manque jamais de lui emboîter le pas. A l’ombre de ses multiples clochers, Ille célèbre en beauté les deux grandes fêtes chrétiennes de l’année. Pour Pâques, deux compositeurs locaux inondent de musique le moment où la statue du Christ Ressuscité retrouve celle de la Vierge, avec deux stabat mater, respectivement du XVIIIe et du XIXe siècle, interprétés par des amateurs locaux et les enfants des écoles de musique. Les « regines » attirent un public nombreux et recueilli et n’existent nulle part ailleurs.

Pastorale unique

En même temps, des groupes vont de maison en maison pour chanter les goigs et recevoir les présents des Illois et des habitants des villages alentour, essentiellement des vivres destinés au grand pique-nique traditionnel du lundi de Pâques. Pour noël, Ille possède aussi son répertoire unique, la pastorale de l’abbé Bonafont, écrite en catalan par cet abbé marqué par son voyage en terre sainte et la fréquentation des félibres provençaux, qui fut interprétée longtemps sous la direction de Jordi Barre, infatigable défenseur des traditions locales.

Noble ruralité

Ille a beau se draper pudiquement dans ses remparts, elle reste à la fois l’une des figures de proue de l’identité nord-catalane et une terre d’accueil particulièrement prisée des néo-ruraux en quête d’authenticité. Les espadrilles plantées dans la glaise que les eaux du canal rendent meuble au travail des hommes, portée par les vents d’une histoire qui a su lui faire cadeau d’un patrimoine dense et beau, Ille est un véritable joyau.

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