04 Oct Carme Ruscalleda
Son restaurant de Sant Pol de Mar triplement étoilé attire stars, politiques et gourmets. Sur une solide base traditionnelle, son inspiration volontiers japonaise, fait des miracles que le monde entier salue.
C’est l’histoire d’une odyssée familiale. Une odyssée catalane basée sur le travail et le sens de la qualité. Mais c’est aussi l’histoire d’une femme volontaire, imaginative et formidablement douée. Cap Catalogne a rencontré pour vous Carme Ruscalleda, l’un des plus grands chefs du monde, triplement étoilée, dans son établissement de Sant Pol de Mar.
Elle nous reçoit, impeccablement vêtue de blanc, menue et affairée. Un petit bout de femme universellement reconnue comme un génie de la cuisine, souriante, et surtout disponible. Les plus grands journaux du monde lui ont consacré des articles, elle a reçu une pluie de distinctions et pourtant, elle est là, avec nous, prête à partager son temps si précieux.
CC : Bonjour Carme. Aujourd’hui votre établissement est fréquenté par les plus grandes stars, des hommes politiques et des célébrités venus du monde entier. Racontez-nous cette fabuleuse aventure.
En fait tout a commencé de l’autre côté de la rue, juste en face. Mes parents avaient une ferme à quelques kilomètres d’ici et nous tenions un magasin d’alimentation qui peu à peu est devenu une « fonda ». Au début, on faisait un peu traiteur familial : les gens venaient chercher à manger en même temps qu’ils faisaient leur marché. Puis, on a soigné de plus en plus la présentation, alors on a eu des fêtes, des baptêmes, des mariages. De fil en aiguille, on a commencé à servir sur place, avec toujours comme mot d’ordre les produits d’ici, et la créativité. Je me suis découvert un amour fou pour la cuisine, les alliances rares, les expériences gustatives. Alors j’ai travaillé, encore et encore. Mon mari, mes parents m’ont aidée. Au bout de quelques années nous avons racheté la maison de maître dans laquelle nous nous trouvons et nous avons investi pour en faire un établissement de premier plan.
CC: Cette demeure est magnifique
Elle date de 1881 mais quand nous l’avons rachetée c’était déjà un hôtel avec un jardin donnant sur la mer. Nous avons travaillé pour en faire un lieu accueillant, cosy, design où les gens se sentent bien et où ils ont envie de passer un moment suspendu autour de plats uniques.
CC : Et le restaurant Sant Pau a fait des petits…
Oui, nous avons ouvert un restaurant à Barcelone et un autre à Tokyo qui fonctionnent très bien aussi. Notre équipe est complètement internationale dans tous nos restaurants, c’est très important pour moi de prendre le meilleur partout où il se trouve. D’ailleurs venez, je vais vous montrer la cuisine…
En rez-de-jardin, un espace ouvert et vitré comme un atelier de peintre, inondé de lumière. Autour de fourneaux rutilants s’affaire une brigade relativement silencieuse. On sent que le ballet est millimétré et quand la patronne parcourt les lieux, nous montrant ses charcuteries, ses vins précieux ou encore ses épices, une onde de respect semble traverser les cuisines.
CC : Une inspiration un peu japonisante, non ? Il me semble avoir vu des sushis ?
Oui, on s’amuse car cela fait dix ans que nous avons ouvert notre restaurant à Tokyo, alors on fête l’anniversaire avec des tempura (beignets) de légumes du Maresme et des adaptations de sushi. Ce sont des rencontres délicates, mais quand elles sont réussies, on a la sensation d’avoir inventé des saveurs que personne n’avait dégustées auparavant, d’avoir à la fois créé quelque chose et donné du plaisir. C’est ce qui me donne l’envie de continuer.
Elle corrige sur une table la silhouette gracile d’un bouquet de fleurs blanches. On sent que rien n’échappe à sa vigilance et à son sens du détail.
CC : Mais Ruscalleda, c’est surtout une vision de la cuisine catalane, non ?
Oui, j’ai le côté décomplexé des autodidactes. Il m’a fallu travailler d’arrache-pied, mais avec comme enseignement de base quelque chose d’infiniment précieux : une vraie tradition locale, une vraie connaissance des produits, et aussi, l’obligation d’avoir les pieds sur terre. Et puis, la cuisine catalane est tellement riche, on y trouve naturellement l’inspiration, elle a été capable d’absorber tellement d’influences diverses…
CC : Comment expliquez-vous cette pluie d’étoiles sur la Catalogne qui est aujourd’hui le premier pays gastronomique du monde ?
Je pense que les gens sont en quête de naturel et de légèreté. Ils ont aussi découvert les merveilles des cuisines méditerranéennes dans leur ensemble, leur aspect sain et diététique. Nous sommes naturellement aux avant-postes de ces attentes. Et puis nous avons eu de très grands précurseurs formés à l’école française : ils ont pu déconstruire ce qu’ils avaient appris en gardant le meilleur de chaque chose, sans rien renier de leurs origines culturelles. Pour moi, c’est un peu différent, j’ai appris sur le tas, ma cuisine a plu, et tout s’est enchaîné. Je ne renonce jamais à mettre au menu quelques plats rustiques comme le canard aux poires par exemple. Je les revisite, mais j’en respecte l’esprit.
CC : On sent, on voit partout un souci du détail, une farouche volonté de perfection
Je crois que quand on fait quelque chose, il faut le faire bien. Je dois la perfection à mes clients. Ils viennent ici, ils sont prêts à payer pour un service et des produits parfaits. Je ne peux me permettre aucun écart. Et ce défi permanent me convient parfaitement. J’ai eu de la chance, oui, mais surtout, j’ai travaillé pour en être digne et pour qu’elle ne tourne pas. Et j’ai eu l’extraordinaire atout d’être épaulée et comprise par mon mari qui est mon soutien le plus précieux et le plus fidèle. C’est parce que nous avons ce noyau familial que les bases de notre entreprise sont aussi solides.
CC : Et tous les produits sont locaux ?
Oui, je travaille depuis vingt ans avec les mêmes maraîchers, les mêmes pêcheurs, les mêmes éleveurs. C’est une question de confiance. Le meilleur cuisinier du monde ne peut rien faire d’un produit médiocre. Au niveau des vins, nous avons également opté pour une cave offrant en priorité les meilleurs vins de Catalogne et du reste de l’état espagnol, même si nous avons aussi les crus incontournables des grandes régions viticoles du monde. C’est important cette cohérence gustative et culturelle entre les mets et les vins.
On nous apporte un fantastique plateau rempli de coupelles délicatement décorées : les gambas deviennent des orchidées, les légumes sont sculptés et présentent des transparences irisées insoupçonnées. Les saveurs sont incroyables. En quelques bouchées, nous avons parcouru plusieurs continents. Un cava labellisé « Carme Ruscalleda » nous est servi dans des verres immenses. C’est ce que Carme appelle « un petit vermut » pour nous remercier de l’interviewer. Elle s’assied avec nous, malgré l’heure du déjeuner qui approche.
CC : Merci Carme. Cette alliance de beauté et d’authenticité, c’est la marque de fabrique ?
Depuis le début, c’est ce que nous avons fait quand nous avions encore la petite boutique de mes parents. On m’a toujours appris que la qualité, le respect du client et le travail payent. Je n’ai fait qu’appliquer ces principes simples et j’ai eu la chance de pouvoir donner libre cours à ma passion. Vous savez, c’est beaucoup dans une vie, tout le monde n’a pas cette chance.
CC: Vous restez humble malgré cette réussite éclatante. Vous avez un secret ?
Les gens d’ici me connaissent depuis que je suis née. Ils savent d’où je viens. Je suis des leurs. Ils sont le meilleur antidote contre les paillettes ou la facilité. Je veux qu’ils soient fiers de moi et je veux apporter quelque chose à ma terre du Maresme et à ceux qui m’y ont précédée.
Pas de commentaire