02 Avr Cathédrales du vin : l’union fait la force
A la charnière du XIXe au XXe siècle naissent en Catalogne des mouvements fédérateurs dans tous les domaines de la vie sociale. C’est dans ce contexte qu’apparaissent, adossées à des coopératives viticoles et portées par une belle phalange d’artistes et d’artisans, les « Cathédrales du Vin ».
A la fin du XIXe siècle, la Catalogne vit un traumatisme énorme avec l’arrivée du phylloxéra qui détruit, après l’avoir fait pour le vignoble français, quasiment la totalité du vignoble catalan. Arracher, replanter, s’exiler tel est le triptyque tragique qui frappe alors les terres viticoles et tout particulièrement la région de la Costa Daurada, autour de l’Alt Camp, la Conca de Barbera ou encore du Priorat. Il se traduit par deux phénomènes parallèles également désastreux, l’exode rural vers les villes et métropoles industrielles pour nourrir la cohorte d’un prolétariat mal payé et corvéable à merci, ou l’exil par delà les mers vers Cuba ou l’Amérique latine dans l’espoir d’y faire fortune. Dans les deux cas beaucoup ne purent revenir sur leurs terres et cet exil intérieur ou lointain fut définitif. Lorsqu’enfin le phénomène est endigué par l’utilisation de plants américains insensibles au maudit insecte et que l’activité revient, la Catalogne, dopée par le mouvement de la Renaixença, cherche à rebondir sur ses bases identitaires et culturelles. Elle multiplie alors les tentatives politiques d’amélioration de la condition paysanne et ouvrière. Bientôt elle invente, notamment sous l’impulsion de grandes personnalités comme Josep Maria Pendé i Ventosa, natif de l’Espluga de Francolí, les coopératives viticoles qui permettent une mise en commun des moyens de stockage et de transformation du raisin et donnent aux viticulteurs une force de frappe collective jusque-là inégalée. En parallèle, de l’autre côté du spectre, le Modernisme, qui se revendique Art National Catalan, impose une forme d’art égalitaire, basée sur une prise en compte non hiérarchisée du savoir-concevoir des artistes et du savoir-faire des artisans qui s’inscrit dans les grands mouvements européens de l’art nouveau ou des « arts & crafts ». Dans ce nouveau catéchisme architectural, tous les bâtiments se valent et méritent la même quête patiente du beau par l’ornementation et l’utilisation parallèle de matériaux nobles et de matériaux plus directement industriels, presque toujours glanés sur place sur le principe du kilomètre zéro.
La beauté au service de l’efficacité
La corde, le verre, le métal trouvent des utilisations inédites qui subliment le ciment. La ligne, le design, l’esthétique, sont indissociables de la fonctionnalité. Le Modernisme donne aux processus industriels un sceau inimitable de chic et de noblesse. La traduction concrète de cette convergence entre la société et l’art qui la guide, ce sont les « Cathédrales du Vin », une expression inventée par le dramaturge Àngel Guimerà, émerveillé par sa visite à la cave coopérative de l’Espluga de Francolí, pour désigner les nefs de grande envergure construites pour les viticulteurs entre 1910 et 1920. Le plus souvent, elles sont ornées d’ouvertures longilignes, de vitraux et de céramiques jusque-là davantage réservées à des maisons de maître, à des théâtres ou à des églises. Leurs façades sont décorées de carrelages ou de sgraffite. Il est vrai que la présence systématique d’une ou de plusieurs nefs immenses suggère d’emblée un temple, fût-il dédié à Bacchus ! Deux architectes, en particulier, vont marquer cette nouvelle forme d‘expression, le grand Cèsar Martinell, natif de Valls, disciple de Gaudí, dont l’œuvre prolixe émaillera toute la catalogne rurale de dizaines de constructions inspirées, et Pere Domenech i Roure, fils du grand Lluís Domènech i Montaner, l’auteur génial du Palais de la Musique catalane et de l’Hôpital Sant Pau de Barcelone. Ils vont laisser leur empreinte dans la région sous la forme d’une dizaine de magnifiques caves modernistes, les cathédrales du vin de la Costa Daurada, désormais objet d’un itinéraire ad hoc émaillé de dégustations. à tout seigneur tout honneur, puisque nous lui devons le nom inventé par Angel Guimerà, cap sur la cave de l’Espluga de Francolí construite par Pere Domenech i Roure pendant l’épisode glorieux et surtout très social de la Mancomunitat catalane qui regroupait au sein d’une même entité les députations de Girona, Lleida, Barcelona et Tarragona. Ses trois nefs majestueuses abritent aujourd’hui le musée du vin. L’histoire de la culture et de l’élaboration du vin n’aura plus de secrets pour vous et vous ne manquerez pas d’être surpris par les proportions et surtout la hauteur sous faîtage, malgré l’apparente légèreté de la structure. Sous la même signature, mais de moindres proportions, la cave coopérative de Sarral reprend avec bonheur les mêmes procédés. à Rocafort de Queralt, la coopérative agricole, quoique beaucoup plus tardive, est inspirée des plans initialement dessinés par Cèsar Martinell : la première nef date de 1918, la seconde de 1931 et la troisième de 1947. Toutes présentent d’impressionnantes voûtes diaphragmatiques en briques. à Pira, la cave est composée de deux bâtiments, une première cave moderniste du début du siècle classée monument historique et la cave moderne qui fonctionne à plein régime. Mais c’est bien la cave du syndicat agricole de Barberà de la Conca, particulièrement probante en termes expérimentaux, qui s’impose comme la note de doctrine de Cèsar Martinell qui l’édifia en 1921 avec l’aide de la banque de Valls. Le bâtiment inclut de nombreuses innovations techniques, tant au niveau de la construction qu’en termes de technologie viticole, qui vont devenir la marque de fabrique de l’architecte : construction de la structure des nefs basées sur les voûtes paraboliques en briques, fenêtres très hautes et démarrant au ras du sol pour bien ventiler les nefs, la cuve, les cuves cylindriques de béton armé posées sur les voûtes de briques.
Le processus de production du vin s’organise en trois zones, le quai de déchargement, la nef d’élaboration, les nefs de fermentation. Tous ces éléments se répètent à l’infini dans les autres caves dessinées par le Maître. Ici le bâtiment est composé de deux nefs rectangulaires irrégulières et parallèles recouvertes d’un toit à double pente reposant sur des voûtes de bois. On notera la silhouette de la tour-réservoir dont la structure ressemble nettement au clocher baroque de la ville. C’est en quelque sorte l’archétype des autres cathédrales de Martinell comme celle de Cabra del Camp dont la façade est ornée de sgraffites, celle, particulièrement majestueuse et élancée de Nulles, ou celle de Vila Rodona près de Valls. Sans oublier celle de Falset dessinée en 1919 avec ses longues fenêtres étroites surmontées de céramiques vertes, qui s’élèvent comme des flèches en deux dimensions, soulignées des parements de briques, belles comme des vitraux d’église. Il s’agit certainement de l’une des plus belles réalisations de l’architecte. Il faudrait encore citer de petites structures plus proches de la chapelle que de la cathédrale comme Aiguamurcia, Santes Creus ou Ali ou celle de Vila Rodona près de Valls. Il faudrait encore citer de petites structures plus proches de la chapelle que de la cathédrale comme Aiguamurcia, Santes Creus ou Alió avec sa couronne étoilée autour du portail et sa senyera fièrement arborée. Au cœur des paysages vallonnés de l’arrière-pays de la Costa Daurada, les silhouettes élevées de ces cathédrales d’un nouveau type disputent le ciel aux églises et offrent en quelque sorte aux paysans leurs propres palais, leurs propres rêves de grandeur et de beauté, nés de la volonté de travailler ensemble pour imposer un nouveau modèle, solidaire et probant. à en juger par la qualité des vins du cru, Bacchus a été plus que sensible à cette action de grâces.
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