28 Mar Delta de l’Ebre, Perles de riz à l’infini
On l’appelle la « Camargue catalane ». Le Delta de l’Ebre s’est inventé il y a 150 ans une extraordinaire arène de culture du riz. Baigné par le fleuve Ebre, le Delta du même nom offre 22 000 hectares de cette céréale-phare transformée en 140 millions de kilos de riz. Ici, le riz se vit au rythme de l’eau des canaux, se fête deux fois par an et se déguste à travers un savoir-faire unique. Les riziculteurs catalans sont d’incollables producteurs de bonheur et de biodiversité.
On se connaît, non ? Non seulement nous nous sommes déjà rencontrés mais il est fort probable que vous m’ayez englouti ! Bien loin d’être le seul, je suis l’aliment de base de 4 milliards de personnes dans le monde : je suis le riz ! Autrement dit la deuxième céréale alimentaire la plus cultivée sur le globe. Ma consommation équivaut à 14 000 kilos chaque seconde, soit 468 millions de tonnes de riz par an. Pour ma production, on compte environ 120 millions de cultivateurs sur la planète. Au-delà des chiffres qui, avouons-le, me donnent une certaine consistance, un peu d’histoire pour faire de vous des « incollables » en matière de riz… Mon berceau se situerait dans le sud-est asiatique quelque part entre la Chine et l’Inde. Il y a encore un doute. Nourricier, je suis symboliquement assimilé à la prospérité et à l’abondance. Pour les Musulmans, les grains de riz seraient nés d’une goutte de sueur du Prophète Mahomet, tombée à terre. Ce qui n’est pas une légende c’est que, comme l’architecture et la musique, je suis arrivé sur la péninsule ibérique au VIIIe siècle par l’intermédiaire des Maures. « Arroz », le mot riz en espagnol et « arros » en catalan viennent de l’arabe « al arruz ». Mais le premier document qui atteste mon existence en Catalogne se trouve dans le mythique « Llibre de Sent Sovi », un livre de recettes médiévales rédigé en catalan par un auteur anonyme en 1324 ! Il y est question du « menjar blanc », le blanc manger en français, un dessert à base de riz sucré au lait d’amande saupoudré de cannelle. Un délicieux mets identitaire que la région du Delta de l’Ebre porte encore et toujours en son cœur. Le Delta de l’Ebre et moi le riz, c’est plus qu’une histoire d’amour. Ma culture a commencé à s’y développer au XIXe siècle après l’ouverture des canaux dans cet extraordinaire delta, le troisième plus important de Méditerranée. Il couvre plus de 32000 hectares dont 20000 sont consacrés à la culture du riz avec une production annuelle estimée à 140 000 tonnes par an. Si, moi le riz, je ris aux anges, c’est que mon histoire commence par la fin. La fin d’un fleuve : l’Ebre. Comme si avant de se jeter dans la Méditerranée, le 2e plus grand fleuve d’Espagne s’était offert une large plaine gorgée d’alluvions, un paysage céleste en forme d’oiseau aux ailes déployées qui avance comme la pointe d’une flèche. Et qui a divinement su planter ses graines ! C’est donc grâce à l’eau douce de l’Ebre que le système de riziculture est né pour devenir la colonne vertébrale du Delta, l’oxygène de tous ses chanceux et besogneux habitants.
« Dans le Delta de l’Ebre, le riz c’est notre sang ! »
Le riz dans le très catalan Delta de l’Ebre, vous l’aurez compris, ce n’est pas rien ! J’irai même jusqu’à dire qu’il s’agit d’une religion. Alors je vais oser pêcher… par fierté. J’ai une chance folle d’être né et de pouvoir chaque année renaître dans un décor de carte postale. Si le Delta de l’Ebre est un sanctuaire pour les oiseaux migrateurs, un autel de luxe où viennent se prosterner sur un pied des colonies de flamands roses, pour les hommes, cette « fin du monde » relève d’une aquarelle du plus bel effet. Au lever de soleil, les rizières inondées commencent à refléter le ciel dans un bolero de nuances rouges et rosées. Le riz dans le delta, comme le souligne Victor Bertomeu, producteur de riz depuis quatre générations, « c’est le sang ». Pour son frère Joan Carles, « le delta, c’est le riz et rien d’autre. Aucun échappatoire. » Si la céréale fait partie de l’ADN deltaïque, c’est grâce à la transmission. La culture du riz, ce sont autant d’histoires vitaminées transmises de générations en générations. Les Bertomeu, les Casanova, les Castells, les Bonet pour ne citer que ces patronymes indissociables de ces terres d’abondance. Pour Paco, le père de Bertomeu, la culture du riz, c’est pourtant « un avant et un après » : « à mon époque, on faisait tout à la main. La culture du riz, c’était certes notre religion, mais surtout un énorme sacrifice. Il fallait travailler dans la boue, la poussière et la souffrance d’une position courbée et particulièrement inconfortable. »
Un cycle de culture unique et ritualisé
Aujourd’hui, les machines ont totalement modifié la tâche de ces hommes. « Elles nous ont changé la vie… ». S’il est une chose qui n’a pas changé c’est bien le cycle de la culture du riz. Contrairement à l’Asie où il peut y avoir deux à trois récoltes par an, dans le delta il n’y a qu’une saison. En avril, on met les rizières en eau, ensuite on plante le riz que l’on récoltera en septembre. Pour Polet, le pape local de « l’arros », la beauté de ce savoir-faire culmine lorsqu’elle est manuelle. Ainsi, le Pierre Rabhi du secteur prépare la terre à l’ancienne, à la charrue. Et d’enlever les mauvaises herbes à la main, de récolter à la faucille et de faire sécher le riz à l’air libre. Puriste par amour de la terre, du riz, du geste. Aujourd’hui, mécanisation et objectifs de production ont pris le dessus. Les producteurs de riz s’adonnent deux mois durant à un ballet ininterrompu de moissonneuses batteuses. Riz vert en été, doré à l’automne, marron en hiver, bleu au printemps. C’est cette symphonie de couleurs, ce cycle extraordinaire que le Centre d’Interprétation la Torra de Camarles met en musique dans un ancien moulin. Elias Rues, le « druide » de ce haut-lieu de la riziculture explique mieux que quiconque au visiteur à quel point le riz est devenu la seconde peau des habitants du delta. Elias appartient à la 3e génération de producteurs de riz. Du riz, il en connaît l’histoire jusqu’au dernier grain : « Vers ce moulin de Camarles, autrefois également coopérative, toutes les familles convergeaient pour vendre et commercialiser leur production. Jusqu’en 1960, il n’y avait pas d’église. C’est donc ici à la Torra qu’on célébrait les messes ! »
Le riz, garant de la biodiversité et du Parc Naturel
Alors je l’avoue. Moi, le riz, je suis tellement fier d’être défendu avec tant d’honneur depuis plus de 150 ans. Aujourd’hui, ma nouvelle Mecque, c’est l’immense usine « Arrossaires del Delta de l’Ebre » construite en 2003. La très grande majorité des cultivateurs de l’Aldea, l’Ampolla, Amposta, Camarles, Deltebre et Sant Jaume d’Enveja font aujourd’hui partie de cette coopérative créée en 1985. Les célèbres marques Nomen, Bayo et Segadors del Delta appartiennent à la coopérative. Incontournables, les Arrossaires del Delta de l’Ebre défendent l’idée que les champs de riz sont les garants du maintien de l’extraordinaire biodiversité du Delta de l’Ebre et de son Parc Naturel. Sans les rizières, il n’y aurait pas de classement en première zone humide d’Europe, ni de Label « Réserve de la Biosphère ». Ainsi « Arrossaires » destine 1 % de ses ventes de la marque « Segadors del Delta » à la protection du Parc Naturel. S’il fallait encore me décortiquer, sachez que j’ai obtenu la DOP (Appellation d’Origine Protégée) « Arròs del Delta » en 1992. Distinction qui me confère une identité gastronomique propre. Ainsi, suis-je divisé en six variétés de qualité : je suis Bomba, Bahia, Fonsa, Montsianell, Sènia ou Tebre. Dans ce delta, je suis un produit noble indissociable de la cuisine catalane. Il suffit de prendre une carte de restaurant pour observer que j’ai droit à une rubrique entière sous l’intitulé « Arrós » : arrosejats, riz à l’encre, riz de pagès au lapin et au poulet, ou encore riz au chou, haricots et navets ! Grâce à mon mœlleux et mon parfum et à ma capacité à absorber les saveurs, j’excite les papilles et les envies de fête. Je fais désormais partie des rendez-vous incontournables du calendrier ! Entre mai et juin, on célèbre les Festes de la Plantada de l’Arròs, une mise en scène de la plantation du riz à l’ancienne. En septembre, c’est au tour des Festes de la Sega. Au programme : constitution de gerbes de riz après le fauchage, mise en place pour le séchage, battage, égrenage, jusqu’à la mise en sac. Symbole de bonheur et de fécondité, reste à espérer que les futures générations épouseront ce savoir-faire unique, et prendront toujours et encore plaisir à jeter des poignées de riz pour célébrer ce mariage entre le riz et le paysage du Delta de l’Ebre.
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