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La forge catalane, fabuleux savoir-fer

03 Oct La forge catalane, fabuleux savoir-fer

Il est le sang de la montagne catalane ! Né des entrailles du Canigó, le fer catalan raconte son épopée flamboyante, des forges ancestrales du Vallespir aux mains des maîtres d’aujourd’hui. De minerai brut à œuvre d’art, il a traversé les siècles, façonné par le feu, l’eau et le geste. Héritage vivant, la forge catalane renaît chaque jour dans les ateliers des Pyrénées-Orientales et de Catalogne Sud, porté par des artisans qui, marteau en main, perpétuent un véritable savoir-fer.

Je suis le fer. Mais pas n’importe lequel. Je suis le fer catalan, né des entrailles des Pyrénées, façonné par les mains rugueuses des hommes et les colères du feu. J’ai vu le jour, ou plutôt quitté la nuit, dans les veines profondes du Canigó. J’étais minerai brut, caché sous des strates de silence, mêlé au schiste et à l’eau dormante. Je suis né dans la douleur. Il aura fallu la force des hommes et leur foi presque religieuse pour me faire remonter à la lumière. Ils m’ont extrait des galeries noires à la pioche, au pic, à corps et à cris. Ils ont creusé la montagne comme on prie un dieu souterrain. Ils m’ont transporté dans des sacs, des paniers ou à dos de mulets. J’étais lourd, rugueux, sale. Je portais pourtant déjà une promesse en moi : celle de devenir outil, arme, colonne, clou, soc, âme de quelque chose d’utile. À l’époque, la montagne vivait avec ses hommes, et ses hommes vivaient de moi. Ils m’ont conduit à la forge, une bâtisse rude, posée sur les berges d’un torrent. Pas un château, non. Une cavité ouverte à la lumière du jour, à la pluie, au vent. Dans les Pyrénées-Orientales, la localisation des forges catalanes répondait à un même triptyque : l’eau pour l’énergie, le bois pour la flamme, et l’homme pour le geste.

Des entrailles du Canigó

Dans le Haut-Vallespir, cœur battant du fer catalan, les sites de Batère, Corsavy, Montferrer et Arles-sur-Tech composaient ainsi un chapelet ardent d’extraction et de transformation. À Batère, on arrachait le minerai à flanc de montagne, à la main, dans les galeries sombres ouvertes dans la roche. Le minerai était ensuite descendu à dos de mule vers les forges situées plus bas dans la vallée, comme celle de La Pinosa, près d’Arles-sur-Tech. Les villages de Montferrer, Corsavy et Le Tech accueillaient également de petites forges familiales, serrées contre les berges des torrents, souvent à demi enfouies dans la végétation. Dans le Conflent, les forges suivaient les mêmes logiques de territoire. Baillestavy en est sans doute l’exemple le plus saisissant. Niché dans une vallée encaissée, ce village abritait plusieurs forges hydrauliques, dont la Forge del Mig et la Forge de Baix, aujourd’hui restaurées. Là, l’eau captée dans les torrents était domptée par des canaux de pierre pour actionner les soufflets et les martinets. Des villages comme Vernet-les-Bains, Valmanya ou encore Fillols complétaient cette cartographie du feu. Des lieux discrets, parfois oubliés, mais qui, au XIXe siècle encore, résonnaient du martèlement des enclumes. En Cerdagne, la tradition persistait à Sainte-Marie de la Farga, dont le nom signifie « Sainte-Marie de la Forge » : un toponyme-testament. D’autres lieux comme Planès, Eyne ou Llo ont également connu, avant la mécanisation industrielle, une activité métallurgique fondée sur les principes de la fameuse « farga catalana ». Ces forges formaient un réseau vivant, alimenté par des sentiers muletiers, des charbonniers en forêt, des carriers et des marteleurs. Elles n’étaient pas des usines : elles étaient des foyers, au sens propre et sacré du terme. C’est là qu’a commencé ma transformation. Pas un simple four. Un rite. Pas une industrie. Une alchimie sacrée. Une roue tournait, mue par la force du torrent. Elle soufflait l’air dans la gueule du foyer. 

Le réseau des forges catalanes

Le charbon de hêtre, noir comme la nuit, chauffait à blanc. J’étais jeté dans les flammes. Je résistais. Je criais. Et je fondais. Il fallait me débarrasser des impuretés de la roche, de tout ce qui n’était pas moi. À force de coups, ils me réduisaient à l’essentiel. Ce savoir se transmettait de père en fils. Il fallait connaître la respiration du métal, sentir le moment où le feu devient trop vif, où l’eau devient traîtresse. Et moi, j’en étais le centre. Une fois prêt, on me modelait selon les besoins du monde. Mon âge d’or, c’est celui des maîtres ferronniers des XVIIIe et XIXe siècles, quand les forges étaient reines dans la vallée du Tech. On me voulait partout : dans les grilles d’église, dans les portails des domaines viticoles, dans les heurtoirs que l’on frappait avec respect. J’étais signe de force, de protection, de beauté. Parfois même, je portais des croix, des dates, des armoiries. Comme si le feu savait écrire… Je pouvais aussi devenir lame, longue et fine. Parfois, je devenais clou, modeste et solide, enfoncé dans le bois d’une charpente. D’autres fois, j’étais fer à bœuf, ou bien soc de charrue, barre de fenêtre, grille ouvragée, outil, arme, trait d’arc. Je suis né pour durer.

L’âge d’or du fer forgé

Et j’ai voyagé. À dos de mule, toujours. Des montagnes aux plaines, du Vallespir aux rives du Roussillon, de Sainte-Marie de la Farga à Barcelona, parfois jusqu’à Toulouse, Narbonne, Gênes. Partout où l’on voulait un métal fidèle, dense, noble. On me reconnaissait au premier coup d’œil. On disait : « C’est du bon. C’est du catalan ! ». Mais le monde a changé. Les fumées sont venues des grandes villes. Les hauts-fourneaux ont vomi du métal produit à la chaîne, impersonnel. Plus besoin d’écouter le fer, ni de connaître le vent. Les forges se sont tues avec dignité. Le savoir-faire, lui, est resté. Dans les Pyrénées-Orientales, « il ne s’est jamais réellement perdu », comme le martèle Bruno Vidal, digne héritier d’une lignée de maîtres-forgerons solériens, 4e du nom et dépositaire de ce savoir-faire transmis de père en fils depuis 1872. Président depuis 17 ans de l’AFC, l’Association de Ferronnerie Catalane, Bruno Vidal est l’organisateur de l’une des plus grandes manifestations de forge en Europe : les « Rencontres Européennes de Ferronnerie d’Art ». La 19e Biennale d’octobre 2025 accueillera une nouvelle fois plus de 200 magiciens du fer et du feu. Là, sur le site dit du « Carreau de la Mine », ces dompteurs de feu dressent leurs forges nomades. Des pièces sont créées sur place, sous les yeux fascinés des visiteurs. Seront, comme toujours, présents Édouard Moya, président des serruriers des Pyrénées-Orientales, l’un des pionniers, avec l’appui d’Albert Costa. Il y aura là Ruth Garcia, de Mataró, frêle silhouette, aussi élégante que puissante face au feu. Historienne de l’art, passionnée par la « farga catalana », à laquelle elle a consacré un ouvrage-bible. On retrouvera également Joel Amat, installé à Besalú depuis 2004. Quinquagénaire, troisième génération de forgerons, son grand-père avait commencé en 1940, avant que son fils, Manel Amat, ne reprenne le flambeau. Il est le premier à avoir reçu le titre de Maître Forgeron par la Generalitat de Catalunya, en 1987.

La renaissance du geste d’art

Ainsi va la forge catalane d’aujourd’hui. Elle n’est plus production de masse. Elle est geste d’art. Le feu est allumé selon les règles anciennes : charbon de bois, non pas par nostalgie, mais parce qu’il brûle plus pur, plus long, plus chaud. Le fer est chauffé à blanc dans une forge au foyer ouvert, puis posé sur l’enclume sacrée. Le marteau, prolongement du bras, vient frapper le métal. On étire, plie, perce, vrille, soude à chaud. Pas de vis, pas de boulons : tout est forgé dans la masse, à la force du poignet. Les anciens outils – tenailles, mandrins, burins, emporte-pièces – sont encore là. Et lorsque la forme surgit, on la trempe dans l’eau ou l’huile, dans un grand frisson de vapeur : c’est la trempe, où le métal, saisi d’un coup, durcit. Vient ensuite la patine, où le forgeron joue avec les couleurs de l’oxydation pour faire naître des noirs bleutés, des ors bruns, des gris d’ombre. Ce n’est plus l’outil qui sort des forges catalanes, mais l’œuvre : balcons en arabesques, portails aux lignes telluriques, rampes d’escaliers, sculptures monumentales. Loin de la démonstration folklorique, c’est l’acte de création qui crève la rétine. Je suis, et je resterai, le fer catalan, né des mains expertes des forgerons des Pyrénées-Orientales et de la Catalogne. À Ripoll, berceau de cet art, la technique de la forge à la catalane transforme le fer dans des fours à charbon de bois, sous les coups des marteaux. À Vic, les forgerons excellent dans la trempe et le fer damassé. Olot, quant à elle, se distingue par ses œuvres décoratives en fer forgé, façonnées grâce à la cire perdue. À Prats-de-Mollo-la-Preste, on utilise la forge à l’étrier pour produire de grandes pièces résistantes. À Amélie-les-Bains, on façonne armes et outils historiques, tandis qu’à Céret, la forge devient art, donnant naissance à des créations uniques. Je suis né de la montagne, c’est vrai. Sans rester cloîtré dans ses replis. Je suis un nomade. Un pèlerin de métal.

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