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La Retirada : sacs et ressacs d’une mémoire capitale

03 Fév La Retirada : sacs et ressacs d’une mémoire capitale

Janvier 1939. Il y a 75 ans, le Roussillon était le témoin de l’une des plus importantes tragédies humanitaires du XXe siècle : la Retirada. 500 000 personnes fuyant l’avancée en Catalogne des troupes fascistes du général Franco viennent trouver refuge en Roussillon.
Au mois de janvier 1939 se joue le dernier épisode de la Guerre Civile espagnole. Les troupes de Franco, appuyées par l’aviation mussolinienne et hitlérienne, lancent l’assaut final : la Campagne de Catalogne. Les institutions républicaines espagnoles et catalanes, isolées sur la scène internationale par la politique de non-intervention des grandes démocraties, ne peuvent désormais contenir l’attaque du camp fasciste. Après la perte de la Bataille de l’Ebre, les villes catalanes tombent une à une sous le joug des Forces de l’Axe. Avec la chute de Barcelone, le 26 janvier 1939, bon nombre des trois millions de Catalans, ainsi que du million de réfugiés de l’ensemble de l’Espagne accueillis, depuis 1937, par le gouvernement catalan, prennent la route pour fuir la furie fasciste et échapper à la répression franquiste.

retirada4La Retirada comme une marée humaine

Une masse impressionnante de civils vit alors un exode sans précédent. Dans le froid et sous des bombardements incessants, hommes, femmes et enfants peinent à arriver à Portbou ou au Perthus. L’angoisse et la peur se lisent sur les visages des réfugiés qui scrutent désormais du regard un nouvel horizon : une République française en paix. Bloqués, ils attendent la décision d’ouverture de la frontière du gouvernement français. Ce dernier avait, dans un premier temps, estimé l’afflux de réfugiés à 50 000 mais face à la situation il doit vite se raviser. Lorsque le ministre de l’Intérieur, Albert Sarraut accorde l’ouverture de la frontière, il annonce que la France peut au maximum accueillir 300 000 réfugiés. Ils seront 500 000. Voyant le cortège de réfugiés passant la frontière, le journaliste de L’Indépendant, François Francis, écrit : « Si Dante avait assisté à l’exode des populations espagnoles en France, il aurait eu la matière à écrire un nouveau chapitre de son « Enfer » ». A Banyuls, au Boulou, à Prats de Molló, en Cerdagne, les nord-Catalans assistent impuissants au déferlement de cette marée humaine.

Perpignan, une ville en état d’urgence

Les chiffres donnent le vertige. Le département des Pyrénées-Orientales qui recense alors 200 000 habitants se voit littéralement submergé par 170 000 femmes et enfants, 70 000 hommes, 250 000 soldats de l’armée républicaine espagnole, 10 000 blessés. Près de 50 000 gardes mobiles et militaires français y stationnent également pour encadrer les réfugiés espagnols. En moins de trois semaines, la Catalogne du Nord atteint une population totale de 750 000 personnes. Beaucoup de réfugiés se voient dirigés vers Perpignan. L’Hôpital Saint-Jean débordé, il faut rouvrir les hôpitaux militaires de la Première Guerre Mondiale, Saint Louis et Foch. Le cinéma Castillet est quant à lui réquisitionné pour pouvoir donner les premiers soins aux réfugiés. Face à l’afflux, la ville vit en état d’urgence et le couvre-feu est décrété par les autorités. Les nombreux réfugiés, souvent perdus et sans toit, sont conduits vers les deux camps de concentration perpignanais : les Haras, du quartier Saint Martin et le Champ de Mars, du Quartier Saint Gaudérique.

retirada2La plage transformée en un immense camp à ciel ouvert

Dès les premiers jours de la Retirada, un camp de concentration est précipitamment mis en place sur la plage d’Argelès. Ne pouvant contenir les dizaines de milliers de réfugiés, un nouveau camp doit être aménagé à Saint-Cyprien. Totalement improvisés, ces camps de fortune ne disposent d’aucune installation pour les réfugiés. Affrontant tant bien que mal les violentes rafales de sables portées par une tramontane glaciale, les républicains espagnols construisent des baraques en canisses (roseaux) ou enterrent à demi des camions pour s’y réfugier. Derrière les barbelés, le froid et la faim raflent sans pitié les plus faibles. Les autorités militaires françaises débordées lancent alors la construction d’un « camp définitif » au Barcarès. Le petit village de pêcheurs de seulement 500 âmes se transforme, en moins de deux semaines, en une ville de bois et de sable de près 80 000 personnes. La discipline militaire qui y règne n’arrive pas à éradiquer les trafics du Barrio Chino ou à éviter les luttes entre clans de réfugiés. Peu à peu, les camps du Roussillon vont se vider. Des internés sont transférés vers des camps des départements voisins, d’autres peuvent s’embarquer pour l’Amérique du Sud alors que certains intègrent des Compagnies de Travailleurs Étrangers ou tentent un retour en Espagne.

La Guerre des camps

Avec le début de la Seconde Guerre Mondiale, en septembre 1939, l’histoire, tout comme le destin des internés espagnols, s’accélère. Beaucoup d’anciens soldats de l’armée républicaine espagnole sont versés dans les Régiments de Marche des Volontaires Étrangers qui se constituent alors pour soutenir l’armée française. Les camps de la Côte Roussillonnaise se vident à nouveau. Toutefois, ils se voient rapidement utilisés pour l’internement de nouvelles populations d’ « Indésirables » comme ces 8 000 juifs déportés au mois de mai 1940 de Belgique vers le Camp de Saint-Cyprien. Le gouvernement de Vichy manie l’euphémisme pour rebaptiser ces camps de concentration en centres d’hébergement. Lorsque les troupes allemandes envahissent la Zone libre, au mois de novembre 1942, elles ferment la majorité des camps du département pour renforcer celui de Rivesaltes. Ce camp, proche d’une voie de chemin de fer, s’inscrit ainsi sur le réseau aussi efficace qu’inhumain mis en place par les nazis de l’Europe des camps de la mort.

retirada3Une amnésie collective et partagée

Au sortir de la guerre, la découverte de la Shoah marque de manière irréversible l’histoire de l’humanité. Ce traumatisme collectif renvoie le souvenir des camps d’internement pour républicains espagnols à la périphérie de l’histoire. D’autant que les réfugiés espagnols, loin de se replier sur ce souvenir douloureux de leur passé immédiat se lancent dans une campagne internationale pour que soit renversé le régime franquiste et rétablie la République espagnole. De 1945 à 1950, les mobilisations se multiplient et les réfugiés font pression sur les grandes démocraties pour que soit totalement éradiqué le fascisme en Europe. La Guerre Froide broie ces aspirations, puisque les États-Unis relégitimisent l’Espagne franquiste, en l’intégrant dans le camp occidental. L’histoire de la Retirada et des camps se voit, hors des cercles espagnols, condamnée à tomber dans l’oubli.

La reconquête d’une mémoire 

La revendication militante de la Retirada débute dans l’après Mai 68. L’écriture de thèses universitaires mais surtout la publication, en 1981, de l’ouvrage-pamphlet « Vous avez la mémoire courte » par René Grando, Jaume Queralt et Xavier Febrès ravivent le souvenir de cet épisode à la fois douloureux et essentiel de l’histoire du Roussillon. Cependant, la reconnaissance institutionnelle de la Retirada n’intervient qu’à partir des célébrations de son 60e anniversaire. Des projets mémoriaux se mettent alors en place et sont inaugurés comme le Museu Memorial de l’Exili de la Jonquera (2008), le Mémorial de l’Exil de Portbou (2009) ou la Maternité d’Elne (2013). Des lieux de mémoire qui œuvrent pour rendre accessible à tous cette histoire centrale du XXe siècle. Une mémoire qui s’offre désormais un grand avenir, puisqu’en juin 2015, le Mémorial du Camp de Rivesaltes ouvrira les portes de son musée de près de 4 000 m2. Loin de sombrer sous les assauts du vent et du sable, le fragile destin des 500 000 exilés espagnols, échoués sur les plages roussillonnaises, s’est mué en une mémoire fertile et irréversiblement enracinée dans une terre, leur terre.

 

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