02 Août LE BAIX LLOBREGAT, L’ÉCLOSION MODERNISTE
S’il est un art qui rend hommage au Baix Llobregat dans toutes ses contradictions de zone péri-urbaine à la fois industrielle et rurale, et sublime la beauté plurielle de ses paysages, c’est bien le Modernisme.
A la charnière du XIXe et du XXe, le Baix Llobregat était, notamment autour du fleuve, une sorte d’immense usine, composée de colonies ouvrières, de filatures et d’une véritable forêt de cheminées fumantes. La présence de tout ce monde ouvrier, venu des campagnes catalanes et de toute la péninsule ibérique, suppose bien sûr l’existence d’un patronat prospère, attaché à s’accorder les attributs de sa caste par le biais, notamment, de commandes à des architectes en vogue, en l’occurrence des architectes modernistes. Certains ont même fait construire des résidences ouvrières remarquables par leur conception, leur esthétique et surtout leur philosophie paternaliste à Santa Coloma de Cervello où l’on trouve la Colònia Güell. Si vous aimez cet art si caractéristique de la Catalogne qui privilégie matériaux modestes et ornementation et ne fait aucune sorte de distinguo entre arts et arts appliqués, Sant Joan Despí est un excellent point de départ pour découvrir tous ces chefs d’œuvre. Il faut dire que c’est la ville natale de Josep Maria Jujol, un émule et compagnon de route de Gaudí qui est aussi, selon la légende, l’inventeur du trencadís, un type de mosaïque à base d’éclats de céramique qui fait la part belle aux motifs végétaux et aux surfaces arrondies. « En tant qu’étudiante en histoire de l’art, je juge l’apport de Jujol vraiment majeur, l’idée même du trencadís est géniale. Elle renoue avec l’art byzantin tout en restant intrinsèquement catalane, et dans sa dimension de récupération elle est essentiellement moderne. La vraie signature du modernisme, c’est le trencadís » commente Roxana. Can Negre, un ancien mas du XVIIe siècle revisité par l’architecte au début du XXe siècle, présente une façade aux lignes ondulées comme les façades baroques, en partie asymétrique mais parfaitement harmonieuse. Le bow window central a la forme d’un étrange attelage qui évoque le carrosse de Cendrillon. Sgraffites, trencadís, fer, plâtre et bois, sont la base d’une riche ornementation. Mention spéciale pour la chapelle familiale, une petite pièce bleue résolument baroque : les têtes des anges en corniche sont en réalité des poupées chinées par Jujol ! Dans la pièce à vivre, un placard cache un retable miniature et montre les qualités de designer de l’architecte. Le bâtiment est dédié à la Vierge comme le stipule l’inscription sur la façade : nous sommes sur des terres marquées par un catholicisme fervent.
Révolution architecturale
La Torre de la Creu, seule œuvre vraiment originale de Jujol, est en fait composée de cinq cylindres de diamètres et de hauteurs différents, dont deux accueillent un fantastique escalier : la rampe en cuivre est une authentique œuvre d’art. Les toits sont formés de coupoles et de cheminées recouvertes à l’origine de verre éclaté rutilant. La fille de Jujol, céramiste, a remplacé ce verre fragile par un trencadís magnifique aux tons verts et bleus. Le bon sens populaire n’a pas tardé à trouver un nom à cet étrange bâtiment qui à l’époque ne ressemblait à rien de connu : la Maison des œufs. L’ensemble est orné de fers forgés abstraits et de stucs, et présente un aspect blanc joliment ceinturé d’un bleu grec caractéristique. Tout est arrondi, ce qui marque une rupture avec les ondulations de Gaudí. Un peu plus loin, à Saint Just Desvern, la Casa Pruna, d’inspiration néogothique avec ses murs crénelés, est ornée de sgraffites et signée Marcel·lí Coquillat i Llofriu. Elle n’a toutefois pas la grâce aristocratique de Can Ginestar, une très belle demeure aux fenêtres longilignes, qui mêle avec bonheur teintes pastel vertes et roses, ni la beauté formelle du très beau marché municipal, deux ouvrages remarquables. à Cervelló, l’église Saint Esteve a été partiellement remaniée, et notamment ornée des sculptures d’une star absolue du modernisme, Eusebi Arnau. Dans un autre style, la ferme Garcia, un manoir moderniste aux corniches festonnées, surmonté d’un clocheton, niché dans une palmeraie, est une petite merveille. Sant Feliu de Llobregat présente plus modestement une grande concentration de bâtiments modernistes, une palette de façades diverses qui finissent par proposer une synthèse de ce mouvement unique et intrinsèquement catalan. Ici, on trouve tous les cas de figure ! La présence de beaucoup de maisons jumelles mitoyennes aux façades ornementales et d’immeubles d’habitation, comme les maisons Joan Batllorí raconte l’histoire d’un habitat ouvrier, tandis que des bâtiments publics comme l’école-atelier Sant Miquel avec ses tours à redans crénelés, la mairie, la magnifique gare ou le marché municipal (dit La Plaça) témoignent de la vitalité de la commande publique. Au fil des rues, parfois sur toute leur longueur on croise aussi de belles demeures patriciennes, entourées de jardins, un florilège d’ornementations différentes, avec des éléments insolites comme des murettes pavées de galets qui sont en fait des calades verticales. Enfin, n’oublions pas, un peu partout, les anciennes usines, énormes, conçues pour recevoir un maximum de lumière, elles aussi marquées par un souci esthétique et l’utilisation de la brique et de la céramique et l’aménagement d’espaces très vastes. Il faut ajouter à ces bâtiments urbains d’anciens mas « rattrapés » par l’urbanisme et souvent remaniés au début du siècle.
Oscar, professeur d’université défend bel et ongles cette spécificité : « évidemment ici, rien n’est classé à l’Unesco à l’exception de la crypte de Gaudí, mais justement, c’est cette quasi banalité qui est intéressante. On comprend mieux encore comment le modernisme a embrasé la société catalane, dans toutes les couches sociales, au point d’être un vecteur politique puissant, parce qu’il supposait une certaine qualité de vie, même dans les classes les plus populaires, et imposait la puissance d’un modèle vraiment national ». Il est clair, au fil des villes et villages, que le modernisme a dominé, malgré sa courte existence factuelle (trente ans à peine), l’inspiration architecturale locale. Après tant de beauté, vous voilà en jambes pour le chef d’œuvre absolu de la comarca, la Colonie Güell et sa crypte signés Gaudí…
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