26 Juil Les anchois catalans
Petit gabarit, immense réputation. Sur la côte catalane, l’anchois est passé de spécialité locale à symbole gourmet. Seul poisson à avoir décroché le label européen IGP, « l’anxova » est encore et toujours travaillée à la main selon un savoir-faire ancestral. à Collioure ou l’Escala sur la Costa Brava, les entreprises de salaison font perdurer la tradition de génération en génération. Malgré la raréfaction d’un produit de plus en plus difficile à pêcher en Méditerranée… Immersion aux côtés du fabuleux petit poisson bleu.
Je suis un drôle de zèbre aux flancs argentés et au dos bleuté. De la famille des Engraulidae, j’ai hérité de ce corps élancé et cylindrique, de ce museau pointu et conique. Iconique je suis, sur la côte catalane ! mmMoi, l’anchois de Collioure et de l’Escala, mes deux ports de prédilection. Alors non, je ne suis pas un gros poisson pour autant. Ma taille varie de 6 à 12 cm seulement et je ne dépasse pas 30 grammes. J’ai définitivement un truc : je frétille tout à trac. Toujours en banc compact, sous l’eau, mes écailles dessinent un arc-en-ciel sur fond de miroir d’argent. Pas étonnant que l’on me bichonne comme un vin de garde. Et depuis bien longtemps je fais recette. Ma tradition remonte au Moyen-Âge, quand Louis XI a accepté d’exempter les Colliourencs du droit de gabelle, cet impôt sur le sel, afin de favoriser la salaison des poissons. L’auteur Fernand Poirot précise « qu’il a été retrouvé des traces d’expédition de poissons salés depuis la cité, qui remontent à 1397. À cette date, des vaisseaux de la Marine catalane, chargés de thons, de sardines et d’anchois, partent vers le Levant, Gênes et le royaume des Deux-Siciles. » Moi, l’anchois-roi, ouvreur d’horizons lointains pour les ports catalans.
Deux « saleurs » survivants…
Ma chair soyeuse en bouche, mon intense goût salé et marin ont fait chavirer bien des pêcheurs. Allez, disons-le, j’ai quelque chose du poisson-bonheur. à Collioure, place forte de la salaison, je suis devenu un emblème. à la fin du XIXe siècle, tous les habitants vivaient de cette activité. On comptait alors une trentaine de maisons spécialisées dans la transformation de l’anchois. La maison Roque, fondée en 1870, fait partie avec la maison Desclaux des deux seules survivantes. Pour les Roque, c’est une véritable fierté d’avoir réussi à perpétuer la tradition. « L’anchois, pour nous les Roque, ce n’est pas un travail. C’est une famille avant tout ! » Il faut avouer que chez les Roque, on travaille « en banc » comme l’anchois. Aujourd’hui, Florent, Armand et Malou ont pris la relève de leurs parents Guy et Marie. Eux mêmes avaient pris le relais de Léon qui avait fondé l’entreprise familiale en 1922 sur le modèle de son propre père Alphonse, tonnelier-saleur dès 1870 ! Ainsi sont les Roque. Entrés en religion du poisson bleu, de génération en génération. Depuis plus de 150 ans, les voilà qui s’affairent sur mon sort. Les Roque comme les Desclaux dont la maison a été fondée en 1903 m’ont offert une belle existence. Car comme l’écrit si bien l’historien passionné de Collioure Armand Aloujes, « des hommes ont appris, avec intelligence à transformer mon corps dans ce port catalan. Ils se sont appliqués à rendre présentables conserves et bocaux où ils m’ont emballé. Prêt pour finir sur les tables chez un de ces gourmets, connaisseurs et comblés. » Poisson du pauvre, je suis devenu mets exquis, délicatesse gorgée de noblesse. Il faut dire que les saleurs m’ont mis au garde à vous, en rangs serrés. Pour Florent Roque, « tout compte dans l’anchois. Sa transformation est un exercice d’équilibriste. Sa couleur ne doit pas être uniforme. Lorsqu’il est mûr, il tend vers le marron-rouge. Il doit y avoir un équilibre entre le sel et l’anchois mais l’anchois doit prendre le dessus. C’est son goût que l’on doit retenir en bouche. » Un goût indescriptible. Certains parlent même de ce 5e goût « umami », découvert il y a plus de cent ans au Japon. Une saveur distincte des quatre goûts de base que sont le sucré, l’aigre, l’amer et le salé. Une saveur supplémentaire qui signifie littéralement « essence de délice ». Florent Roque préfère parler de « flaveur ». Depuis tout ce temps, je réponds à un savoir-faire unique, ancestral, ritualisé et si la pêche est affaire d’hommes, la transformation et le filetage se déclinent en grande partie au féminin. Ainsi fraîchement sorti des filets, l’ouïe rouge, l’œil brillant et les écailles luisantes, je suis placé sous contrôle des saleurs, dès mon entrée dans leur atelier. Ma fermeté, ma texture, ma température. Tout y passe. Et c’est là que tout se complique pour moi… En une seule nuit, je recrache mon excédent d’eau et de sang. Cric, crac, en un quart de tour de main, je me retrouve étêté et délicatement éviscéré. La première prise de sel peut alors commencer. Je fais naturellement ma propre saumure sous forme de pellicule de gras. Ainsi envoyé à maturation dans de gros fûts pour une période entre 6 mois et un an. Là, on me couvre et recouvre de sel. Habillé de cristaux, je repose à basse température car le froid ralentit ma maturation. De ce processus-là dépendront mon arôme, mon goût, ma texture. C’est le « mestre anxover » qui décidera de mon sort. Il arrive qu’il veuille faire de moi un millésime et qu’il me laisse en mode surmaturation pendant 3 ans et demi. Sinon, je passe au dessalage, au lavage puis au filetage entre les mains des « anxovaïres », ces femmes au geste leste et habile. Ce sont elles qui ont raison de mon arête dorsale. Elles qui glissent leurs doigts dans la fente tendre pour retirer le filet et le déposer avec délicatesse sur du buvard. Tout un art. Un véritable artisanat qui se poursuit jusqu’à la mise en bocaux où je serai royalement rangé en couronne ou en couches croisées. La dextérité des « anchoieuses » m’aura indéniablement assuré postérité et notoriété. En 2004, j’ai décroché le label européen IGP (Indication Géographique Protégée). Seule appellation française attribuée à un poisson. En saumure, à l’huile d’olive ou au sel, je suis donc protégé, valorisé et mis en valeur officiellement.
Aujourd’hui, je viens d’ailleurs…
Mais en réalité, je suis devenu un vrai-faux produit du terroir. Géographiquement en effet, je suis de moins en moins pêché en Méditerranée. La Grande Bleue ne suffit plus à pourvoir les conserveries de Collioure en anchois. Trop maigres, trop petits. La faute au plancton qui leur sert d’alimentation, dont la taille et le pouvoir calorique a également diminué. Résultat : chez Roque comme chez Desclaux, on importe depuis quelques années déjà, les stocks d’anchois. Principalement du Golfe de Gascogne et d’Argentine. Pour Florent Roque, « Au-delà de l’origine de la matière première, qui s’est diversifiée ces dernières années pour faire face à la pénurie locale, c’est le savoir-faire dont nous sommes dépositaires qui est valorisé ». Valorisation également à travers le label « Entreprise du Patrimoine Vivant » attribué en 2020 à la Maison Roque. Une marque de reconnaissance de l’État qui distingue les entreprises françaises aux savoir-faire artisanaux et industriels d’excellence.
Bienfaits nutritifs sur toute la ligne
Qui aurait cru que moi le petit anchois, je deviendrai un mets d’excellence, presque de luxe ? Je suis vendu dans le monde entier. Et même le chef étoilé Paul Pairet, jury de l’émission Top Chef, à la tête de trois prestigieux restaurants à Shanghai m’a mis à l’honneur. Le Catalan d’origine m’a marié avec de la pastèque glacée en bâtonnets sur lesquels je viens délicieusement m’enrouler dans une explosion de fraîcheur salée. Il m’a également fait fusionner en mode nigiri sushi mozza aux deux anchois recouvert de crème fraîche soja citron ! Qui aurait cru que des hommes et des femmes mettraient tout leur cœur à l’ouvrage pour faire de moi le symbole gourmet parfait ? Je pense avoir une bonne étoile. Non seulement, on m’a longtemps pêché à la lumière des lamparos. Toujours de nuit, comme pour ajouter de la magie. Mais, en plus, je suis un poisson particulièrement bon pour la santé. Riche en oméga 3, en fer, en vitamine B3 et D, on loue mes bienfaits et mes vertus. On dit de moi que je protège le cœur et les vaisseaux ! Et comme mon cœur ne fait pas de différence entre Catalogne nord et sud, j’ai trouvé au sud de Collioure un autre port d’attache : l’Escala. J’ose même dire que je suis un élément essentiel de l’identité-même de ce village de la Costa Brava. Une dizaine de conserveries d’anchois continuent aujourd’hui encore à m’honorer. Parmi elles, les célèbres Anxoves Sureda de l’Escala, la maison Callol Serrats fondée en 1841, les Salaisons Soles qui datent de 1888, El Xillu ou encore la Casa Bordes. L’embarras du choix de l’anchois !
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