03 Fév Les Artistes de la Fête, une tradition « haute-sculpture »
Il est des pays où les géants ne sont que des personnages de contes. En Catalogne, à l’inverse, ils sont plus que réalité ! On les trouve dans tous les villages et toutes les villes. Piliers du patrimoine, forces de la culture catalane, ils seraient plus de 3500 à défiler et danser lors des fêtes patronales et du carnaval. Dans leur sillage, les « capgrossos » (grosses têtes), les « nans » (nains) et le « bestiari » (animaux de légende)… Leur danse et leur élégance altière déclenchent la chair de poule chez les adultes. Leurs tailles et leur regard démesuré éblouit toujours et encore les enfants. Immersion dans un de ces ateliers magiques où naît la fête !
Nous sommes là. Au fond d’une des travées de la Fàbrica de les Arts Roca Umbert à Granollers. Une ancienne usine textile fondée en 1904, aujourd’hui transformée en superbe centre artistique et culturel. Il faut pousser la porte invisible d’un hangar industriel pour accéder à notre berceau : le « Taller Sarandaca ». Un atelier suranné, un de ces lieux où le regard du visiteur perd instantanément l’équilibre. Dans ce manège à poussière envahi par l’odeur inconfortable de polyester, le parfum de la création toujours l’emporte. Jusqu’à l’ivresse. Nous sommes là, à peine illuminés d’un rayon de soleil fuyard. Les uns sur les autres. Empilés, entassés entre deux coursives et trois étagères bancales. Il n’y presque plus de place à la maternité des « créatures de fête ». Pêle-mêle, tête-bêche, nous, les « gegants » (les géants), les « capgrossos » et les animaux totémiques, guettons la naissance de nos pairs. Notre Gepetto à nous s’appelle Ramon Aumedes. à 72 ans, il a déjà passé plus de 50 ans à nous faire naître. Là, dans le silence vaporeux de son antre magique où tout semble figé et mort, Ramon promet la fête ! Lui, l’autoproclamé « sculpteur de la festa ». Tout commence quand Ramon observe le monde de son propre père, du haut de ses 9 ans.
Les Aumedes, créateurs et enchanteurs d’un folklore géant !
« C’était à Guissona sous la dictature franquiste. Mon père Francesc s’était mis en tête de récupérer le patrimoine culturel catalan. Il a commencé par la sardane puis est passé aux instruments de musique traditionnels avant de sauver les gegants qui avaient été brûlés car ils représentaient la Catalogne et non l’Espagne. à ce moment-là, je commençais à dessiner et je m’étais juré de construire un « capgròs » quand je serai grand ! Et ça m’est resté ! » Ramon part à Barcelone où il s’inscrit à l’école d’arts appliqués La Massana avant d’intégrer l’école supérieure des Beaux Arts. Durant 10 ans, Ramon travaille en tant que dessinateur et sculpteur. Mais en 1985, la force de l’imagerie populaire catalane, l’aura des gegants et le côté subversif des grosses têtes lui font prendre le virage. Et c’est ainsi qu’en 1985 naît le premier géant. Ramon se prend lui-même pour modèle. Puis Francina, son épouse. Puis son fils, le jeune Pol. Le trio est encore perché dans une des niches de l’atelier. Il n’y a pas de hasard. C’est dans cet esprit de famille que nous sommes tous nés. Aujourd’hui, Ramon et Francina, les parents, Pol et sa sœur Mar perpétuent la tradition. Ramon toujours à l’origine. Absorbé par son papier à dessin sur lequel jaillissent les contours précis et les expressions du personnage d’après les photos qui lui ont été apportées. Ramon toujours, appliqué, concentré, les mains trempés dans l’argile rouge propre au modelage des visages des créatures en devenir. Et puis Pol, jamais loin, qui démoule et tapisse le personnage de fibre de verre. « Avant, la tradition voulait que les gegants ou capgrossos soient faits de carton pâte. Aujourd’hui, nous travaillons avec des matériaux plus résistants à la pluie et à l’humidité. Nous imbibons les filaments de fibre de verre avec du polyester liquide et recouvrons le moule. » Mêmes gestes, même processus de fabrication. Nous sommes plus de 200 géants et 150 grosses têtes à être passés entre les mains des Aumedes ! Une fois délicatement peints par Ramon, nous montons à l’étage de Francina, notre costumière. Sur la table, elle bataille avec des patrons XXL à la mesure de notre gigantisme. Chemises en velours de paysan catalan, jupes longues et pantalons démesurés. Sans compter les attributs et autres accessoires qui apportent la touche finale, nous donnent notre personnalité et parachèvent notre caractère. Vous l’aurez compris, nous sommes uniques et singuliers. Au format géant, notre taille varie de 1m 80 à 4 mètres pour 47 kg. Nous pouvons aussi être des « gegantonets » de 1m 80 pour 6 kg, comprenez des géants à taille réduite créés pour pouvoir entrer à l’intérieur des bâtiments, notamment lors des événements religieux. Ainsi, certains géants assistent à l’intégralité des cérémonies, tandis que d’autres restent sur le parvis des édifices ou sur les grandes places. De cette incroyable maternité à laquelle la famille Aumedes souhaite la postérité sinon l’éternité, nous sommes tous un jours sortis vers d’autres horizons (Argentona, la Bisbal d’Empordà, Molins de Rei, Llinars del Vallès…) et avons quitté nos copies fidèlement entreposées dans l’atelier Sarandaca. évidemment, nous comptons une ribambelle de cousins issus d’une dizaine d’autres ateliers de fabrication artisanale. à Navata dans l’Alt Empordà, Neus Hosta et David Ventura nous construisent encore en carton pâte depuis 1984. Idem pour Jordi Arnau qui depuis 2013 nous fait sortir de son petit paradis des Borges Blanques près de Lleida. Quant à Jordi Grau de l’atelier « Drac Petit », parmi les 100 géants et 150 « capgrossos » fabriqués, on notera le Dalí et la Gala de Figuères ou encore War and Peace, un couple de géants qui s’est envolé pour Sheffield ! Du « Taller Casseras » à Solsona, un des plus anciens et plus authentiques, sont sortis en 1960 les mythiques « Gegants del Pi » de Barcelone.
Les « gegants » brûlés sous le régime franquiste…
C’est d’ailleurs à Barcelone en 1424 que l’on situe l’apparition de Goliath, le premier géant en Catalogne de sortie lors les processions du Corpus Christi, célébrées soixante jours après Pâques. Entre le XVIe et le XVIIIe siècle, les personnages sont de moins en moins associés à la mythologie biblique. Entre guerres et répressions. Après des hauts et des bas, les géants reviennent en force à la fin du XIXe et début XXe siècle avec une connotation plus populaire. Sous le régime franquiste, la majorité des créatures sont brûlées et les géants créés entre 1939 et 1950 devaient être remplacés et transformés en Rois Catholiques. Aujourd’hui, nous sommes toujours là. Sauvés des griffes de la répression. Nous avons perdu notre caractère religieux et sommes redevenus témoins de la richesse historique et culturelle liée à l’identité locale. Emblèmes d’une ville, d’un quartier, d’une association, nous représentons des héros historiques ou légendaires, des figures locales, des métiers, des animaux, des dragons… Construits pour être portés par une ou plusieurs personnes, nous dansons et animons les rues, toujours en musique. Presque toujours en couple, nous pouvons même nous marier et avoir des enfants ! éléments visibles du patrimoine matériel et immatériel catalan, activateurs de la mémoire collective, nous sommes le plus souvent portés bénévolement par des hommes et des femmes soucieux de faire vivre leur tradition. Parmi les lieux où vous avez le plus de chance de nous croiser, on est tentés de vous répondre à Barcelone (la ville comptabilise près de 50 géants !) lors de la Santa Eulàlia en février ou de la Mercè en septembre mais également lors du carnaval célébré dans de nombreuses villes et villages au rang desquels Sitges et Solsona, reconnue pour être la « ville des géants » ! C’est en effet à Solsona que l’on trouve la plus grande collection de créatures. Au « Quarto dels Gegants », en sous-sol de la Casa de la Mare de Deu, on peut admirer des pièces d’une incroyable valeur historique, comme par exemple un ours en argile de 1727, une jeune géante datée de 1940 ou encore un Dragon fabriqué en 1692 ! Nous avons tellement de chance ! Nous continuons à être mis au monde par d’extraordinaires sculpteurs qui font de nous de véritables œuvres d’art. Commandés par les mairies, les associations ou parfois même par des particuliers, nous incarnons le passé, le présent et le futur. Il arrive que nous représentions des personnes encore en vie sous forme de « capgròs » ! Nous sommes la tradition, le sourire, la dérision, le spectacle, la bonne humeur et la musique. Car sans musique, pas de défilé ni de cavalcade digne du folklore catalan. à l’atelier Sarandaca de Granollers, non seulement nous sommes mis au monde, habillés et maquillés. Mais Pol Aumedes, le fils de Ramon qui est aussi artiste et musicien le répète à qui veut bien l’entendre : « Mon père donne la forme aux géants, moi je leur donne la vraie vie ! » Un géant, un animal fabuleux ou un « capgròs » qui ne danse pas au son du flabiol, de la gralla et du sac de gemecs n’aura jamais la reconnaissance de sa « colla », son groupe de bénévoles. Encore moins du public qui attend toujours avec impatience de découvrir la chorégraphie du couple de géants en harmonie avec la musique. Haut les masques ! Que la fête commence !
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