01 Sep Les Castellers, un monde de solidarité
Originaires d’un triangle situé entre Valls, Tarrogona et Vilafranca del Penedès, les Castells sont en plein boum : ils se sont développés jusque dans notre Roussillon…. On compte aujourd’hui plus de 70 “colles ” dans toute la Catalogne. Rencontre avec un monde de solidarité.
Le rituel est immuable. Prenez une place, un jour de fête. En quelques minutes, elle devient noire de monde. Plusieurs centaines de personnes peuvent ainsi débarquer, vêtues de la même tenue, des mêmes couleurs. Sur un air de musique entêtant, voilà que la foule fait masse, telle une marée humaine tendant le bras vers un même objectif, le centre de l’attroupement. Là, sous le regard médusé du néophyte, des individus grimpent sur leurs congénères, s’élevant de la foule, comme une colline se formerait au-dessus de la plaine. Ils se tiennent maintenant debout, les pieds bien ancrés sur les épaules de leurs compagnons. Et la colline devient de plus en plus haute, ajoutant, étage après étage, à la magie du spectacle. Lorsque, enfin, le gros de l’édifice est posé, on assiste à l’instant le plus magique de la performance : plusieurs enfants surgissent de la marée humaine et grimpent, avec l’agilité de singes, prenant appui sur les adultes qui forment les différents étages du château. Ils posent un pied sur une cuisse, puis sur un dos, enfin sur une épaule, et renouvellent l’exercice jusqu’à arriver tout en haut de l’édifice.
L’un des enfants formera seul le dernier étage, tel une cerise sur le gâteau. C’est à cet instant que la tension est la plus forte et électrise la place tout entière. Ce qui surprend le plus, dans cette étrange expérience, c’est sans doute le silence total qui s’empare de la place. Comment imaginer la présence de plusieurs centaines de personnes, lors d’un événement festif, dans un calme aussi total ? On est tenté d’applaudir… Mais c’est comme si chaque spectateur était pleinement conscient du rôle vital de la concentration. Car on a bien à l’esprit que des accidents dramatiques se sont produits dans le passé. Et c’est justement là que les colles de castells trouvent leur essence. Nous ne sommes pas ici dans une activité sportive ou culturelle comme les autres. Dans peu de pratiques, la cohésion du groupe est si indispensable. Tous doivent faire corps, « fer pinya », disent-ils, pour assurer la sécurité de ceux qui prennent le risque de grimper, sans filet.
« Une tension étrange »
Cette solidarité et cette communion sans bornes frappent l’esprit. « Vous pouvez les regarder à la télévision, ça n’aura rien à voir ! On frissonne dès que ça bouge, il y a une tension étrange. Ce silence, avec tous ces gens, c’est une émotion forte » raconte Laura, femme de casteller et toujours aussi passionnée, après toutes ces années à observer ces performances. Laura et son mari tiennent un café au cœur de la petite ville de Valls, au nord de Tarragona. A l’intérieur, des photos de Castells en noir et blanc, datant de 1918, s’alignent sur un mur. Depuis son comptoir, Laura est aux premières loges des rencontres qui se déroulent régulièrement sur la Plaça del Blat, face à l’hôtel de ville. Un lieu chargé de symbolique. Car Valls est la ville de naissance des castells, il y a plus de deux siècles. Une plaque scellée sur la dalle de la place indique d’ailleurs le « kilomètre zéro » des castells. A Valls, il existe deux colles (groupes), « la colla vella des Xiquets de Valls », et la « colla Joves xiquets de Valls ». « Une toute petite différence de noms, qui change tout », rigole un supporter des « joves xiquets ». Car ici, il existe une certaine rivalité entre les deux groupes, qui est même à l’origine de l’histoire des castells. « A l’origine, il y a eu la création de deux groupes, pour des raisons un peu socio-politiques,raconte Josep Fernàndez, président de la Colla Joves xiquets de Valls. D’un côté, il y avait les paysans, de l’autre les artisans. Pendant les guerres carlistes, les premiers étaient plutôt carlistes, les seconds plus libéraux ».
Voilà comment, 200 ans après le début de l’aventure des castells, Valls, cité de 25 000 habitants, possède toujours deux colles de plusieurs centaines de personnes chacune, concurrençant d’audace et d’huile de coude, pour monter toujours plus haut, dans des figures toujours plus spectaculaires. « Mais je précise que j’ai des amis dans la colla vella, sourit Josep. C’est une rivalité très belle. Vous avez par exemple des frères qui sont chacun dans une colla ! ». Après Valls, cap sur une autre ville très dynamique dans le domaine, Tarragona. C’est d’abord par une musique entêtante que le monde des castells se manifeste au promeneur ce jour-là. Dans la partie haute de la ville, l’air lancinant s’échappe d’une superbe bâtisse médiévale. Nous sommes devant le lieu de répétitions de la Colla dels Xiquets de Tarragona. On pousse une lourde porte, gravit un escalier qui semble infini, pour découvrir, au dernier étage, un petit groupe de musiciens en pleine répétition, armés de gralles (flûtes), et timbals (tambourins) traditionnels.«Notre formation est constituée de 18 membres, entre 17 et 30 ans, explique Oriol, le responsable musical. Nous accompagnons les « xiquets » depuis les XVIIIe-XIXe siècles. Nous jouons lors des instants importants : la musique indique le début, la descente ou le final ». Mais derrière une pratique anecdotique à première vue, c’est toute une revendication culturelle qui transpire du monde casteller, y compris chez les plus jeunes.
Entraînements rigoureux
Nous en avons confirmation quelques rues plus bas, à deux pas des ruines du cirque romain, dans une ancienne halle au frais aujourd’hui occupée par la Colla Jove. Ce soir, comme plusieurs fois par semaine, c’est répétition, et c’est l’heure des enfants. Ils sont une bonne douzaine à s’entraîner consciencieusement. On forme des castells à deux étages, on s’échauffe en grimpant le long d’un portique en métal,… Les pré-ados portent les plus jeunes, tandis que les tout petits, âgés de trois à quatre ans tout au plus, s’entraînent à monter sur une sorte de serviteur conçu pour l’occasion. Leur « cap de canalla » (entraîneur dévolu aux enfants) les motive, les aide, les gronde gentiment. Puis les adultes se préparent. Ils s’enturbannent la taille dans d’immenses tissus. On comprend, à voir les membres des étages supérieurs grimper en s’appuyant sur leurs reins, l’intérêt du tissu. Il fait chaud ce soir, et, dans la rue, les promeneurs arrêtent leur chemin pour assister à travers les portes grandes ouvertes à l’entraînement. Une famille de Russes assiste à la scène et pousse de discrets sifflements d’admiration quand la petite Laura escalade sans ménagement ses congénères, arrivant ainsi à trois ou quatre mètres de haut. « Fineta, Laura, fineta » (« doucement ») lui dit la monitrice, avant de conclure par un « cap avall » sans appel (« redescend »). La fillette se laisse alors glisser le long des dos et des jambes, avec une fluidité surprenante, tout en grâce.
Après Franco, le « retour à la normalité »
La relève semble assurée… De quoi réjouir Ferràn, l’un des fondateurs de cette colla, dont l’histoire a débuté en 1979… « Franco était mort en 1975… Il ne nous a pas fallu longtemps ! S’amuse-t-il. Après sa mort, les gens se sont remis à faire ce qu’ils faisaient avant la dictature, tout simplement ; C’était un retour à la normalité. Nous étions tous jeunes, nous avions entre 18 et 21 ans. C’était pour nous une action très symbolique ». Ferràn avait vu son père participer à des castells, lorsqu’il était enfant. « Cette création n’a pas été facile ! Il a fallu trouver des volontaires, on les ramenait par deux ou trois ! On s’est retrouvés avec un noyau de 40 et on a pu commencer. On a contacté un vieux casteller qui nous a appris la technique. Il nous a fallu un an pour sortir une première figure ! ». Depuis, la colla Jove a affiné sa technique. Elle a été la première colla de Tarragone à « sortir » des châteaux de neuf étages. « Nous avons fait un « cinq de neuf » (comprenez neuf étages, avec cinq piliers) l’an dernier, nous aimerions le refaire », indique Carles, le Cap de Colla.
Mais pour lui, derrière la performance pure, il ne faut pas perdre de vue la philosophie.« Les castells sont une activité très traditionnelle. Il y a parmi nous des gens d’opinions politiques variées. Tous ne sont pas indépendantistes ! Mais tous aiment l’identité catalane, cette culture proche de la terre ». « Vous voyez, les trois qui sont côte à côte, là. Et bien l’un est camionneur, l’autre gynécologue et le troisième travaille dans un supermarché » renchérit Ferràn.
Originaire du triangle Valls-Vilafranca del Penedes-Tarragona, la pratique castellera se répand comme une traînée de poudre dans toute la Catalogne, jusque dans notre Roussillon, où on compte désormais quatre colles : els Castellers del Riberal, els Angelets del Vallespir, Els Pallagos del Conflent et une toute nouvelle colla au sein de l’université de Perpignan. « Dans notre société en crise, ce qui est énorme, c’est cette valeur de solidarité, explique Muriel Taurinya, membre des Pallagos del Conflent, qui existent depuis 2012. Il faut tout un groupe pour qu’un seul arrive tout en haut. Et ça, ça donne des ailes ! ». Les quatre colles de Catalogne nord aiment aussi cette « amitié directe, naturelle » avec les colles du sud. « Pour ceux qui n’avaient pas ce sentiment catalan, ça a été une découverte, quelque chose d’énorme » sourit-elle. « Même dans le rugby, qui se joue en groupe, on connaît généralement des noms, certains se détachent du groupe, explique Hervé Pi, l’un des membres fondateurs de l’association Aire Nou de Bao et ancien cap de colla (chef de groupe) des Castellers del Riberal. Ici, il n’y a pas de vedette. C’est quelque chose de vraiment collectif. C’est aussi le résultat d’un travail à long terme… Des valeurs qui, dans nos sociétés, se font rares ». Et que, visiblement, on recherche de plus en plus, puisque des colles de castells se créent maintenant dans toute la Catalogne et au-delà. « Ser casteller, es una vida », (« être casteller, c’est une vie ») résume Farràn.
Fanny Linares
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