03 Juin LES COUTEAUX CATALANS, L’ÂME DES LAMES
Aussi tranchant qu’élégant, le couteau catalan signe aujourd’hui une certaine nostalgie de la ruralité. Avec son manche coudé façon « cassure », sa lame en forme de feuille de laurier, le « ganivet » a toujours et encore un certain cran ! à Solsona, dans la province de Lleida, la maison Pallarès fondée en 1917 est la seule survivante d’une industrie coutelière ancestrale et artisanale. Aujourd’hui, un couteau catalan est un « Pallarès » et rien d’autre. Rustique, résistant et haut en caractère, fier et fidèle compagnon du Catalan , ce couteau-là est un patron ! Immersion à la pointe des traditions.
Ceci n’est pas un couteau. Nom d’une pipe, Magritte aurait pourtant adoré me dessiner ! Je suis un couteau qui ne dit pas son nom. Je ne suis même pas un « ganivet », traduction littérale en catalan. En Catalogne sud, je suis un « Pallarès » ou une « Pallaresa ». Non pas qu’il faille trouver mes origines dans la région du Pallars. Rien à voir. Mon berceau se situe à Solsona dans le Solsonès, province de Lleida. C’est ici qu’en 1917 deux jeunes cousins , Lluis et Carles Pallarès ouvrent leur atelier de coutellerie… Mais comment le nom de famille Pallarès, a-t-il pu se substituer par métonymie à l’objet du « couteau catalan » ? Parce que dans ma famille, nous sommes de vrais combattants et résistants. Parce qu’aujourd’hui, les Pallarès sont les seuls survivants de l’art de la coutellerie à Solsona. Imaginez un peu ! Au XVIIIe siècle, Solsona comptait 24 ateliers où travaillaient plus de 100 artisans. Au XIXe siècle, il y en avait plus que huit. En 1960, il n’en restait plus que trois. Celui du fabuleux Joan Costa a baissé le rideau en 1987. Et Casafont a tiré sa révérence en 1993.
Trois générations de Pallarès
Moi, le Pallarès, j’ai eu de la chance, on dira. La troisième génération a pris la relève. Et c’est aujourd’hui David qui dirige la maison Pallarès, implantée Carrer dels Ganiveters à Solsona. Une adresse qui ne s’invente pas ! Ils sont encore 22 vaillants bonhommes à me fabriquer dans cet antre où le savoir-faire n’a pris aucune ride. Alors, si je suis encore là, moi le centenaire couteau Pallarès, c’est grâce aux secrets de fabrication que les miens ont su conserver… « Mon grand-père Lluis avait travaillé dans une entreprise qui fabriquait des ciseaux à Barcelone et avait pu observer comment on pouvait industrialiser le process. Quand il est revenu à Solsona, il a appliqué la même chose au couteau et a modernisé le système de travail. Mon père et mon oncle ont continué…Mon cousin et moi sommes là aujourd’hui et fiers de poursuivre la belle aventure. » Le patron David Pallarès, porté par un accent à couper au couteau et une flamme inoxydable pour l’office de ses aïeux, a débuté dans l’entreprise familiale à l’âge de 27 ans. Trente ans plus tard, le Pallarès est devenu le couteau emblématique des Catalans, l’outil haut de gamme que s’arrachent les plus grands chefs catalans, le cadeau que l’on s’offre dans les familles. « Le Pallarès est identifiable au premier regard ! Il se distingue par sa lame en forme de feuille de laurier en acier carbone. Cette lame-là taille beaucoup plus et est beaucoup plus facile à affûter à la main ! » Certes, on me reconnaît de génération en génération. Il faut dire qu’à la manière d’un Laguiole, « Pallarès Solsona » est inscrit au creux de ma lame. Manque plus qu’à m’inscrire au patrimoine ! Mais ça c’est une autre paire de manches. Mes manches à moi, parlons-en justement. Ils sont encore de corne et de bois, même si le plastique s’est invité au fil des ans. Corne de bélier, de buffle, de cerf ou de bovin. Bois de buis, de chêne, d’ébène ou de palissandre. « Nous sommes une industrie artisanale même si nous avons mécanisé certaines étapes de fabrication pour être viables. Mais nous continuons à produire des couteaux de A à Z et nous le faisons d’ici de Solsona, le berceau ! » Pour autant, le chef David Pallarès ne déroge pas à la coquetterie de ne rien montrer de la chaîne de fabrication et les installations. Top secret.
Un artisanat classé secret défense…
Moi, le couteau Pallarès, je suis placé sous haute surveillance, protégé par les miens. « Au fil des ans, chaque fabricant s’est perfectionné pour obtenir une meilleure qualité. Nous achetons un acier de première catégorie en Allemagne, il est de bien meilleure qualité que celui utilisé par les anciens. Par contre pour la trempe, c’est à dire le traitement thermique qui consiste à chauffer la lame à haute température avant de la refroidir rapidement, nous avons nos propres petits secrets et nos techniques spécifiques. La discrétion est de mise pour tout le monde ! En Allemagne, certaines entreprises refusent que des opérateurs extérieurs entrent pour réparer certaines machines. Par peur qu’ils ne divulguent le processus utilisé. » Aussi, présent dès 7h du matin dans l’entreprise, David a-t-il en permanence un œil sur ses employés et sur chaque étape de fabrication. On se croirait presque au Pentagone au Polygone industriel de Solsona ! Je suis obligé de vous l’avouer… David vérifie tout, à tout instant. Les commandes pour l’étranger sont scrutées, les stocks de plastique pour les manches vérifiés, le site internet alimenté… Mais David adore aussi recevoir le client ! Pas n’importe lequel. Surtout celui qui ne s’est pas annoncé et qui pousse la porte de l’atelier pour réparer sa Pallaresa de famille. « C’est l’essence même de notre atelier artisanal et local. On a des gens de Barcelone qui viennent jusqu’ici parce qu’ils ne trouvent personne pour aiguiser leurs couteaux correctement . Avant, il y a avait des ferronniers ou des forgerons… C’est toujours un plaisir de partager notre savoir-faire. Si nous n’étions pas là, il n’y aurait plus personne. »
A la table des chefs… et sur Netlix !
Forcément, David est notre ambassadeur le plus pointu. Esprit vif et intelligent, il est notre fine lame à nous, la gamme de couteaux Pallarès. Les grands chefs étoilés, comme les frères Roca de Girona, ne jurent que par le Pallarès ! Le couteau catalan est également passé sous la plume de l’illustre écrivain-gastronome Manuel Vazquez Montalban et de son détective Pepe Carvalho. Et s’il était besoin de confirmer son succès cathodique, on ajouterait que le Pallarès fend l’écran dans une série sur la plateforme Netflix ! Je trouve ça assez fou, quand même ! à l’heure de la mondialisation, nous, la bande de Pallarès, on tranche avec les couteaux chinois à bas prix. On vient spécialement à Solsona pour nous acheter. « Les commandes de particuliers ne représentent pas notre plus grande part de chiffre d’affaires, mais nous les voyons comme un défi professionnel permanent. Chaque demande est singulière. Les uns veulent un Pallarès pour couper le thon, les autres pour un tartare. Nous faisons du sur-mesure. Sur le marché on trouve des modèles à manches en bois pas chers, mais nous restons sur le buis, l’olivier ou le hêtre. Parfois nous allons même jusqu’à utiliser des essences rares et nobles. C’est notre raison d’être, notre savoir-faire, notre fierté et notre plus prestigieuse vitrine ! » Tu parles de vitrine, toi ! Les couteaux de notre famille ont fait leur entrée au « Museu del Ganivet i eines de tall », comprenez au musée du couteau et des objets tranchants, ouvert depuis 2004. Nous sommes 2000 à nous partager cet espace de plus en plus visité.
La majorité d’entre nous vient de de la Coutellerie Toll, fondée en 1817 et qui après cinq générations en activité, a choisi de céder sa précieuse collection. Vieilles machines, histoires de couteliers, couteaux-bijoux. On apprend ici comment Solsona s’est retrouvé à la pointe de l’industrie coutelière. C’est en 1705, à la lumière de la Guerre de Succession, que Solsona se met à disposition de l’archiduc Charles d’Autriche pour faire front aux troupes de Philippe d’Anjou. La ville se fait pourvoyeuse d’armes et de couteaux. à la fin du XVIIIe siècle , les ganivets de Solsona se retrouvent dans toute l’Espagne et l’Amérique. Aujourd’hui, le Pallarès ne connaît plus aucune frontière. Quand le sang et or de l’arme blanche inonde le monde !
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