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Les Cuineres : le goût de la Catalogne

01 Avr Les Cuineres : le goût de la Catalogne

Elles sont célèbres dans toute l’Europe, reçues par les plus grands chefs et sont devenues les stars des salons gastronomiques. Pourtant, elles se contentent de cuisiner comme elles l’ont toujours fait, avec les produits du potager et du poulailler. Rencontre avec les Cuineres de Sils.
Elles sont là, souriantes, un rien intimidées, regroupées autour de leur mentor, Francesc Anoro, dit Xicu, dans la grande salle de réunion du Centre Cívic, au cœur du village. Pourtant, ces femmes catalanes sont les chantres de la cuisine et des produits traditionnels, les stars des plateaux télévisés et les chouchous des amphis de sociologie. Rencontre avec un mythe.

cuineres3CC : Bonjour Xicu, raconte-nous cette belle aventure. Elle dure depuis vingt ans, je crois.

Oui, c’est ça : tout a commencé un peu par accident. Je cherchais en tant qu’animateur, une idée pour rendre hommage à nos aînés, plus précisément aux femmes de plus de 75 ans. Alors j’ai commencé à faire un simple collectage de recettes. Au début, c’était une discussion à bâtons rompus sur la vie il y a cinquante ans et je me contentais de prendre des notes. Puis, je me suis rendu compte que c’était un véritable trésor, le témoignage de générations de femmes… Ensuite, toujours l’histoire de la bonne rencontre au bon moment. Un premier livre a été édité et voilà… Evidemment, il y a autant de recettes d’un même plat qu’il y a de cuisinières, donc il a fallu choisir collectivement, mais ça allait bien au-delà de ça. Nous étions tous conscients qu’il fallait garder une trace. Sous nos yeux c’est tout un mode de vie qui se dessinait. Par exemple, le veau… On en a des recettes de veau ! Et bien figurez-vous que les gens n’en mangeaient que très rarement. On élevait les vaches pour le lait et le lait des vaches nourrissait les veaux qu’on vendait ensuite.

Rosa intervient :

C’est pareil pour les œufs. On mangeait beaucoup d’œufs en décembre et en janvier parce qu’ils sont plus petits, donc mauvais pour la vente. Le reste de l’année on les vendait pour se faire quatre sous, on n’en mangeait pas tous les jours.

CC : Donc, par exemple, il n’y avait pas d’omelette aux asperges sauvages, alors qu’on en voit dans tous les livres de recettes ?

On en mangeait peu car les asperges venaient à contretemps, par rapport à la taille des œufs. Il faut savoir que dans les familles paysannes les gens mangeaient essentiellement de l’escudella (soupe de légumes) avec de la carn d’olla (viande bouillie) : cela permettait aux femmes de s’occuper des animaux de la ferme, des enfants, des vieux, de la lessive pendant que le repas cuisait tranquillement. Les plats plus élaborés comme le riz, c’était souvent le dimanche… Et puis on utilisait toutes les parties d’un animal, rien ne se perdait. On n’avait pas peur de manger deux fois la même chose ! Tant que le potager donnait, on mangeait : les pois, les fèves…

CC : Il existe une recette vraiment typique de la Selva ?

Les salsifis, cuisinés avec du rôti, du poulet ou des travers de porc, c’est vraiment d’ici. Sinon, notre cuisine de base, c’est la cuisine paysanne de toute la Catalogne.

cuineres4CC : Donc vous avez publié des livres ?

Nous en sommes à sept éditions, dont certaines déjà épuisées et rééditées plusieurs fois. Le concept a pris tout de suite, c’était comme si on correspondait à un besoin vital d’authenticité. On a participé à des foires gastronomiques, puis on a été invités à organiser des soupers à Madrid, au Ritz de Barcelone, en Italie…

CC : C’est-à-dire que ce sont les cuisinières de Sils, vous Mesdames, qui cuisinez sur place ?

Oui, et on apporte tout, même l’eau de la Selva en bidons de 8 litres !!! On cuisine sur place en utilisant le matériel des grands hôtels mais avec nos propres marmites. A Madrid, ça se passe à l’hôtel Villa de la Reina. Il y a des gens qui traversent toute l’Espagne pour venir goûter nos spécialités. Au Ritz de Barcelone, nous animons tous les ans la dernière semaine d’octobre. Lorsqu’on s’est retrouvés en Italie, à Forlímpopoli, à une soixantaine de kilomètres de Bologne, j’ai reçu au nom de nos cuisinières un pin d’or en forme de marmite : j’étais aux côtés de très grands chefs, je ne savais plus où me mettre ! En plus, le lendemain, j’ai été invitée à parler de la cuisine catalane à l’Université de Bologne ! J’avais l’impression de rêver les yeux ouverts.

CC : Justement, comment ont réagi les grands chefs catalans comme Ferran Adrià, ou Nandu Jubany ?

Ils nous ont aidés et accueillis, nous les croisons assez souvent et ils n’hésitent pas à venir lorsque nous faisons notre grand souper annuel. Les syndicats de bouchers et de charcutiers nous aident aussi, ils nous commandent leurs repas de fête. Nous ne gênons personne parce que nous ne bloquons pas de financement.

CC. : Alors, les clés de votre succès, selon vous ?

D’abord, il n’y a pas de rapports d’argent. Ici, tout le monde est bénévole. Le peu de subventions que nous touchons paye directement les éditions, les rééditions et l’hébergement sur internet. Il y a quelques années, il nous restait de quoi faire un bon repas ensemble, mais avec la crise, c’est terminé. Le groupe travaille régulièrement et les principes se sont un peu assouplis au fil des années : on a abaissé l’âge requis car quelques-unes de nos pionnières sont mortes. Parfois ce sont leurs propres filles qui ont repris le flambeau. Et on découvre encore des choses oubliées.

cuineres2CC : Par exemple ?

Ici, ce n’était pas une région de production d’huile d’olive. Donc, la graisse utilisée était essentiellement de la graisse de porc (du sagí). Pour le Carême, on la remplaçait par du miel pour lier les sauces ! Ce sont des saveurs totalement oubliées qui sont d’ailleurs très étranges pour nos palais, mais cela se faisait ici, il y a encore cinquante ans.

CC : Votre démarche d’authenticité touche aussi à la qualité des produits…

Ça, c’est essentiel. Selon les toutes dernières études réalisées, il semblerait que le développement exponentiel de la maladie d’Alzheimer provienne en grande partie de ce que nous mangeons. Et je ne parle pas des autres maladies dégénératives. Vous ne croyez pas que les gens mangeaient mieux avant, même si c’était moins varié ?

Maria lève le doigt, le regard malicieux. Dans un catalan impeccable où l’on devine une lointaine trace d’espagnol, elle explique :

J’ai demandé à mon Antonio de me faire dans le potager un rang entier de persil. J’ai quelques poules, alors je vous assure, une simple omelette au persil, c’est génial et ça ne coûte rien. Et puis je ne comprends pas les gens : manger des cerises à Noël, ça ne me viendrait pas à l’idée. Les saisons, ça compte. Sinon rien ne veut plus rien dire.

CC : C’est donc aussi un art de vivre que vous expliquez à votre nombreux public ?

Oui, c’est parti comme une trace de mémoire et maintenant, on se rend compte qu’on travaille pour l’avenir et que les gens ont besoin de repères. D’ailleurs, à propos d’Alzheimer nous travaillons avec une maison de retraite et nous faisons cuisiner les malades. Ça fait partie de la mémoire archaïque et ça donne de très bons résultats, comparables à ceux de la musique.

CC : L’association et votre énorme succès semblent être un facteur d’épanouissement, pour toutes ces dames…

Un oui général, entrecoupé d’éclats de rire, salue la question.

Beaucoup d’entre nous ont pu voyager, connaître d’autres gens, faire du tourisme aussi, alors qu’ils ne seraient peut-être jamais partis. Découvrir des recettes d’ailleurs comme quand on a travaillé aux échanges avec l’Italie. Et puis, vous voyez, l’association est vivante et les gens sont toujours aussi motivés, vingt ans après. Les repas que nous organisons sont bondés et nous sommes invités partout. C’est vraiment une aventure magnifique, et pourtant elle était inimaginable. J’espère vraiment qu’on pourra venir en Catalogne du nord !

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