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Les espadrilles catalanes, au nom de la tradition !

01 Avr Les espadrilles catalanes, au nom de la tradition !

Tramées, tressées, encollées, cousues à la main, à Saint-Laurent de Cerdans, les espadrilles sont bien plus qu’une paire de souliers traditionnels. Les espardenyes ou vigatanes comme on les désigne aussi, constituent l’identité même du Haut-Vallespir. Leurs semelles de corde racontent le passage, le labeur, la savoir-faire et la résistance. Aujourd’hui, un seul atelier poursuit le noble art de la fabrication d’espadrilles à l’ancienne, au nom de la tradition, de la transmission et d’une incroyable passion.

Je ne fais pas de bruit. Simple et discrète. à peine j’écrase ma semelle de chanvre. Je suis l’espadrille catalane. à l’oreille, je sonne plutôt bien. Je suis l’espadrille qui sautille à la cheville des sardanistes. mmmmCelle que l’on entortille comme une cédille au pied des amoureux de la tradition. Je suis espadrille en français, « espardenya » ou « vigatana » en catalan. En Haut-Vallespir, je me suis choisi un berceau : Saint Laurent de Cerdans,  village-phare de la « Vallée verte » sur fond de Canigó. La frontière avec la Catalogne n’est pas loin et de fait, je suis passeuse et je le revendique ! Passeuse d’histoires et de savoir-faire. Toute mon histoire commence par une crise avant les années 1900… Celle de l’industrie du fer. Les glorieuses forges catalanes, les cloutiers et charbonniers sont victimes des accords de libre-échange avec la Grande Bretagne. L’épopée du fer s’arrête. La main d’œuvre, besogneuse et frondeuse tente de trouver de nouvelles ressources naturelles et se tourne vers l’alfa qui pousse en abondance en Vallespir. De ses fibres, les Laurentins font des semelles… Activité de subsistance. Un premier grand pas vers mon histoire. Moi, l’espardenya qui tire mon nom de « l’espart » en catalan. Comprenez des fibres de spart, de genêt ou d’alfa qui servent à confectionner des semelles de corde de spart. 

L’espadrille, fille de la contrebande…

Dans les arrière-cours, les cuisines ou parfois sur les pas de portes, les hommes et les femmes de Saint-Laurent de Cerdans attendent avec impatience le butin ramené par les contrebandiers… Cette histoire-là, c’est la Laurentine Maryse Agont, passionnée par les traditions de sa terre catalane, qui la raconte le mieux, photos à l’appui. Sur chaque clichés, des visages de femmes et d’hommes dont elle connaît noms et prénoms et lignée de famille. « La proximité entre Catalogne nord et sud, les histoires de frontières, les succès et les combats de notre vallée pour préserver l’industrie sandalière. C’est tout cet engagement et cette fierté de territoire que je trouve fascinants ! » Moi l’espadrille, je serais donc fille de la contrebande ? Et bien oui. Les contrebandiers arrivent de Barcelone par les chemins de muletiers, chargés de cette précieuse toile qui servira à compléter la semelle et à fabriquer l’espardenya. C’est à un homme, un certain Josep Sans que je dois ma naissance en Haut-Vallespir. En 1870, ce fabricant barcelonais de textiles ouvre à Saint-Laurent un atelier avec six métiers à tisser. Trois ans plus tard, avec Abdon Garcerie, il crée la première société textile baptisée « Sans et Garcerie », aujourd’hui connue sous le nom des Toiles du Soleil de la famille Quinta. Plus besoin de passer par la contrebande. Saint-Laurent possède tout ce dont elle a besoin : le fil, la corde, la toile. Le mouvement « espardenyer » gagne Arles-sur-Tech, Prats-de-Mollo, Lamanère et pousse même jusqu’à Céret. Moi l’espadrille, je suis devenue reine du Vallespir ! Grâce à moi, les fabriques et autres petits ateliers produisent un quart de la production française d’espadrilles. On me porte au pied comme au cœur. Les « espadrilleurs, tisseurs et trépointeurs » se battent pour moi. En 1890, ces ouvriers sont les premiers nord-catalans à faire grève contre les patrons pour me défendre… en 1890 ! En 1956, Guillaume Julia, maire de Saint-Laurent et dirigeant de la coopérative de l’Union Sandalière évalue à 3 300 000 le nombre de paires d’espadrilles produites en Vallespir. Moi, l’espadrille, l’espardenya, la vigatana je relie les ouvriers, j’entrelace les familles. Dans les années 40, Saint-Laurent compte 4 000 habitants et produit 10 000 paires d’espadrilles par jour. Ses 20 entreprises donnent du travail à toute la vallée. Mais dès 1953, le ciel s’assombrit. 

Chaussures de stars !

La fabrication de nouveaux produits plus adaptés au marché et la concurrence étrangère éteignent le bruit des sirènes des fabriques. Difficile de remonter la pente. Et pourtant, Yves Saint-Laurent (le bien-nommé !) a fait de moi le « dress code » des années 70. Humphrey Bogart, Cary Grant, Pablo Picasso, Ernest Hemingway ou encore Salvador Dalí et ses cultissimes vigatanes noires, paradent chanvre au pied et prennent la pose devant les photographes du monde entier, accentuant ma notoriété. Aujourd’hui, tout le monde me connaît. Imaginez, même Louboutin et Chanel se sont penchés sur mon âme de chaussure des gens de peu… J’ai largement dépassé les frontières catalanes. De savate de paysan, je suis devenue « people ». à Saint-Laurent de Cerdans, mon empreinte est indélébile. Le ferronnier Johann Fardau m’a même transformée en sculpture géante en 2009, à l’occasion de la première fête de l’Espadrille. Je suis sur toutes les photos de famille, dans tous les souvenirs. On m’a même récemment consacré un musée au premier étage de feu l’Union Sandalière. Un espace interactif de haute technologie, où les voix des anciens se fondent dans des vidéos sépia enroulées sur de vieux métiers à tisser.  

La dernière vraie sandalière du Vallespir

C’est dans cet inestimable héritage que « Création Catalane », la dernière entreprise artisanale des Pyrénées-Orientales s’est inscrite en 2008. Un dernier sursaut de fierté que l’on doit à Céline Vergès, petite-fille d’espardenyer. Le cœur cousu « au petit point », elle abandonne ses études d’infirmière, pour reprendre une des fabriques fermée depuis 20 ans… Et c’est un peu comme si rien n’avait bougé. La poussière sur les machines centenaires dites « petit point », le craquement d’un parquet de bois pétri de secrets, les gestes séculaires, les roues de vélo qui servent au séchage de la colle, les corbeilles d’un autre temps, les emporte-pièces alignés au mur comme autant de moules à gâteaux de grand-mères… à 44 ans, certifiée artisan d’art, Céline reste l’unique dépositaire d’un savoir-faire ancestral et incontournable de la culture catalane. « Personne ne rêve d’être sandalier et pourtant, je l’ai fait ! J’ai voulu préserver ce savoir-faire à Saint-Laurent. Il n’y avait pas de sens à le faire ailleurs qu’ici. Nous sommes les derniers au monde à pratiquer la technique spécifique du cousu « petit point » introduite dans les années 1900. Une couture qui donne plus de solidité et de légèreté. Nos espadrilles sont doublées de toile de coton ce qui évite le contact avec la corde et toutes les parties de la chaussure sont cousues ensemble. Elles sont entièrement fabriquées ici. Et même la toile de jute vient de Amer en Catalogne sud et le caoutchouc de Elx près de Valencia ». Convaincue, passionnée et obstinée, Céline fabrique aujourd’hui 20 000 paires par an en privilégiant l’artisanat et la vente directe. « Je ne veux ni sous-traiter ni passer par des intermédiaires, je me bats pour ça ! » à ses côtés, une fidèle « colla » d’ouvriers à l’image de Guilhem, de Georges et de Jacqueline qui n’est autre que la maman de Céline, responsable de la boutique. « J’aide ma fille et je prolonge l’histoire de la famille puisque nous avons tous de près ou de loin vécu dans l’espadrille ! Il y a de la fierté de voir Céline à l’œuvre. Les espadrilles de Création Catalane ont même couru la course mythique du Canigó, le marathon de Paris ou encore celui de Dubaï ! » Tout est possible à condition d’y croire et de prendre appui sur de solides valeurs. Et Jacqueline de se laisser aller à quelques confidences : « J’ai souvent entendu dire dans ma famille qu’il fallait mettre une paire d’espadrilles dans le berceau d’un nouveau-né… pour qu’il marche droit dans la vie ! » Marcher droit ? Saviez-vous que, moi l’espadrille, je fais depuis toujours partie de l’apparat des Mossos d’Esquadra, la police catalane, lors des cérémonies officielles ? Des espardenyes de la ville de Valls au tissu de couleur bleue, portées sur des chaussettes blanches. On dit que si les mossos sont coiffés d’un haut de forme et chaussés d’espadrilles, c’est pour servir de la même manière les pauvres comme les riches. Que j’aime ce symbole ! L’espadrille, symbole des citoyens les plus modestes et le haut de forme des classes plus favorisées. En 1694, l’espardenya a même été imposée par Décret Royal à l’infanterie espagnole. Pour marcher droit, on vous dit !   

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