28 Mar Lleida, comme une valse poétique
Le Segrià a beau être une toute petite comarca, il lui revient l’honneur de partager sa capitale avec tout l’ouest de la Catalogne, le Ponent, un nom assez paradoxal pour une ville qui n’a pas totalement effacé les traits de Khôl qui signent son passé oriental de Taïfa, quand elle était encore une perle berbère.
Lleida, Lerida Medina en tamazigh, n’est tombée aux mains des comtes chrétiens qu’au XIIe siècle, après des siècles d’identité musulmane, et reste encore aujourd’hui une terre de frontière qui flirte avec l’Aragon tout proche, sans perdre une once de sa catalanité orientale si particulière. Lleida est enracinée dans les vergers et les maraîchages qui l’encerclent, proclamée par la majesté du Sègre qui ourle d’un liseré d’argent son architecture splendide et la reflète à l’envi. Elle impose sa beauté secrète sans rien, jamais, d’ostentatoire. C’est peut-être sa colline ibère, devenue pendant quelques siècles résidence du Calife de Cordoue avant d’être le siège de l’ancienne cathédrale, la Seu Vella, qui a donné à ses architectes cette inspiration singulière qui ennoblit la ville. Ou bien est-ce sa brume, proverbiale, montant en gazes indécises au-dessus des eaux du fleuve, qui génère une soif inextinguible de couleurs ? Allons chercher Lleida là où on ne l’attend pas, et laissons-nous surprendre. La ville possède un patrimoine moderniste de toute beauté, principalement dû à un architecte municipal de très grand talent venu de Tarragone, Francesc de Paula Morera i Gatell. Son chef d’œuvre reste l’Escorxador, l’abattoir des années 30 devenu théâtre, mais vous allez adorer, autour du carrer Major, la Casa Baró toute de moutarde vêtue, hérissée de miradors, décorée de fenêtres ondulées, la maison du poète Magi Morera aux volutes en forme de lyre, aux vitraux colorés et aux balcons ouvragés, la Casa Melchior, un bijou de verre, de métal et de céramique, la Casa Florensa, l’ancienne banque Llorens avec sa belle coupole… Nul besoin d’un Gaudí pour égrener des perles jubilatoires. Il vous suffit de lever les yeux pour ouvrir un catalogue de pierre qui, pour être moins connu que celui de Reus par exemple, est un authentique trésor dont quelques joyaux comme le « Xalet » prennent l’air et les eaux dans le parc le plus prestigieux de la ville, els Camps Elisis… Sans son fleuve, ses canaux, ses réservoirs et ses sources, Lleida serait une éclosion inexplicable de jardins et de maraîchages, de parcs et de places ornées de fontaines. Au fil de l’eau se dessine un espace particulier qui prend aujourd’hui, à la lumière des menaces que fait peser la sècheresse, un sens presque sacré. Il nous dispense une leçon de maître. Lleida est à la fois entourée et ponctuée de parcs ombreux comme celui de la Mitjana, 90 hectares (oui, vous avez bien lu) de zone fluviale humide et de bois de rivière où vous pourrez admirer des cols verts, des poules d’eau, des mouettes, des martinets et des petits rapaces dans un décor digne des plus grands parcs parisiens. Els Camps Elisis, avec leur Xalet et leur petit kiosque à musique, sont le cadre du très célèbre Aplec du Caragol qui accueille chaque année des milliers de convives autour du sacrifice ardent de tonnes d’infortunés gastéropodes.
Ville de reflets
Le chemin du fleuve longe le cours du Sègre et permet de découvrir, outre les très riches maraîchages et les champs de fruitiers fleuris, les aiguamolls de Rufea, une zone de marais peuplée de roseaux.Bien sûr, ce miracle des eaux est le fruit d’une organisation minutieuse, concrétisée par le Musée de l’Eau. Le site est constitué d’un immense réservoir souterrain soutenu par 25 piliers et 35 voûtes, qui était autrefois alimenté par le Canal de Pinyana, d’un certain nombre de puits à glace et du moulin de Saint Anastase, une minoterie mue par les eaux. Tout ce système déclinait pour les habitants un approvisionnement en eau constant dispensé par une série de fontaines, pour la plupart de style plus ou moins baroque comme la fontaine de Sant Llorenç anciennement adossée aux remparts, celle de l’Ensenyança frappée au sceau de l’écu de Lleida, celle de l’hôpital de style néoclassique, celle du Gouverneur Aparici représentant un monstre marin, celle du Roser, taillée dans un portail de couvent baroque, celle de la Gare et celle de la Trinitat avec son bassin profond.
Ville de symboles
Cette Lleida des eaux a longtemps été aussi la Lleida des tanneries, des minoteries et du textile, ce qui atténue un peu son image résolument agricole, et nous permet de comprendre la vie quotidienne dans une grande ville qui a mis longtemps à se départir de sa ruralité fondamentale si tant est, au fond, que ce soit le cas. Mais bien sûr, impossible de faire l’impasse sur les emblèmes iconiques de la ville. Elle accueille sur ses collines un face-à-face aussi impressionnant que chargé de sens. Son énorme château Templier, le château de Gardeny et l’ensemble architectural de la Seu Vella se défient depuis des siècles. Ce dernier, une mini cité céleste suspendue au-dessus de la trame médiévale, est accessible en ascenseur, ou à partir des remparts. La cathédrale, singulière, a été bâtie au début du XIIIe siècle à l’emplacement exact d’une mosquée, comme c’est souvent le cas dans le sud de la Catalogne. Elle témoigne d’influences toscanes, toulousaines et même provençales, et recèle quelques beaux vestiges de fresques gothiques. La Porte des Filleuls conduit à un cloître gothique élégant. Le clocher est venu compléter l’ensemble qui comprend aussi les dépendances autrefois dévolues aux chanoines comme l’ancienne église, la pieuse Aumône, la salle capitulaire et les archives. Les portes d’accès sont magnifiques du point de vue sculptural, et constituent une belle illustration de l’école de Lleida. à côté, le château du roi ou plutôt la Suda, puisque ce dernier n’était autre que le dernier calife de Cordoue, a vu la naissance de la Couronne d’Aragon lorsque les nobles catalans ont juré fidélité à Jaume Ier le Conquérant. Le Centre d’Interprétation, installé dans la salle royale, vous donnera tous les détails de cette histoire passionnante. Il vous reste à vous laisser éblouir par la vue incroyable sur la ville et sur toute la comarca. Plein les yeux ? Comme on dit à la rifle, ne démarquez pas ! C’est le moment de changer de colline pour vous immerger dans le monde mystérieux des Templiers qui ont ici vécu jusqu’à la dissolution totale de l’Ordre. Compagnons de route de Ramon Berenguer IV lors du siège de la Lleida musulmane en 1149 et de la Reconquête Chrétienne, ces derniers reçurent la colline et nombre de terres avoisinantes en cadeau. Ils y édifièrent un complexe unique, innovant pour son époque, dont l’enceinte reste largement conservée et embrasse encore une tour de l’hommage, une église conventuelle et une tour de résidence. La visite a tout d’une excursion, et là encore, les vues coupent le souffle. Le reste, les rues commerçantes, les dizaines de terrasses de café, l’accent oriental du catalan de Lleida, la gastronomie locale riche en escargots et coques aux légumes, vous allez le découvrir en vous laissant porter par l’ambiance de la Lleida médiévale, dans l’hypercentre. La sublime Paeria, la mairie, structurée autour de son patio monumental brodé de vastes voûtes en plein cintre est une merveille de l’art civil roman tardif et ses sous-sols monumentaux vous enchanteront. Les ruelles étroites de la Cuirassa, l’ancien quartier juif, les restes de remparts, la Casa de Gegants et les églises attendent votre visite pour vous fredonner une chanson d’histoires croisées et de traditions tandis que l’église Sant Llorenç, deux fois cathédrale, allie roman et gothique dans une harmonie épurée. Elle recèle de très beaux retables du XVe siècle ainsi que la tombe de Ramon de Tàrrega. Lleida est décorée de sculptures qui proclament son sens du beau. Devant l’Escorxador, une sorte d’immense menhir gravé de signes graphiques se dresse. Son titre : « quand l’amande danse ». En plein Camps Elisis, Benet Rosell a conçu un arbre de métal à quatre branches, « l’arbre paer ». Au fil des rues vous admirerez « l’Estructura » d’Albert Coma Estadella, un « portrait de Casals » de Josep Casadomat, un monument « Als Pagesos » d’Alejandro Rubio Dalmeti. Partout statues de pierre et de métal ornent places et rues. Sachez que le carrer major est long de 2 km et longé de plus de 250 boutiques, de quoi vous offrir un shopping de choc, au cours duquel vous n’oublierez pas l’huile d’olive locale, l’une des meilleures de Catalogne. Gageons qu’à ce stade, Lleida commencera à n’avoir plus vraiment de secrets pour vous : elle vous aura ouvert sa belle âme paysanne, laborieuse, amoureuse du beau, peut-être sur une musique, qui sait, la valse poétique du local de l’étape, le grand Enric Granados ! Un, deux, trois…
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