06 Déc MODERNISME ET INDUSTRIE
L’industrie est indissociable du modernisme, d’une part parce que son essor a permis l’émergence d’une élite éclairée, d’autre part parce qu’elle a bouleversé le rapport à l’art et à l’architecture. Il y a donc une sorte de gémellité entre la Catalogne industrielle et ce mouvement national puissant.
A la seule force de ses usines et de l’intelligence de ses ingénieurs et techniciens, la Catalogne a réussi une Révolution Industrielle improbable, un fantastique effort de transformation collective qui l’a propulsée – toujours sans état- au rang de puissance européenne. Il est logique que cette métamorphose du réel agricole en avenir industriel se soit accompagnée de nouveau langages artistiques transdisciplinaires. Au bout du spectre, du côté de la genèse l’art roman règne et d’une certaine façon, le modernisme lui répond. Par ses emprunts aux matériaux utilisés de toute éternité par les artisans (corde, verre, céramique, fer forgé) et son adoption des matériaux nés de l’industrie (comme le béton ou l’acier), le Modernisme est à lui seul une sorte de manifeste du désir de l’homme de maîtriser la matière et aussi un véritable échantillon des savoir-faire locaux puisés dans tous les métiers ruraux. Cet ancrage dans la réalité environnante explique en partie son énorme succès malgré le séisme esthétique dont il était porteur. Le mouvement n’a cessé de confirmer cette filiation avec l’artisanat et l’industrie en se prêtant magnifiquement à la commande publique d’édifices fonctionnels comme des abattoirs, des hôpitaux ou des marchés couverts, et à la commande privée de bâtiments industriels comme des usines, des colonies ouvrières et des caves coopératives viticoles. En fait tous ces types de bâtiments possèdent un ou plusieurs exemples de déclinaisons modernistes disséminés dans tout le pays. Le fait sans doute le plus notable reste que de grands architectes se soient pliés à ces commandes moins glorieuses que celles de maisons de maître et aient donné champ à toute l’étendue de leur talent d’ornementation sur des édifices fonctionnels qui leur permettaient des expérimentations audacieuses.
On doit ainsi à Josep Puig i Cadafalch, toujours prompt à revisiter l’imaginaire médiéval catalan, les Caves Codorniu, d’inspiration post-gothique, avec leurs hautes fenêtres ogivales à vitrail et leurs pinacles, érigées à Sant Sadurni d’Anoia, la capitale du Cava. L’ogive moderniste n’est pas pointue comme l’ogive gothique : on dirait une voûte romane en plein cintre que l’on se serait amusé à tirer vers le haut et qui garderait comme une amorce d’arrondi. Elle est le signe distinctif du mouvement. Dans le sud du pays, autour de Tarragone, les « cathédrales du vin », pour beaucoup d’entre elles signées du disciple de Gaudí, Cèsar Martinell, foisonnent : Gandesa au cœur de Terra Alta arbore deux nefs de tailles inégales, renflées et festonnées, Nulles, près de Valls, possède des colonnes de briques qui strient et rythment la façade. Il faut encore citer l’Espluga de Francoli, les trois nefs jumelles de Falset dans le Priorat, Pinell de Brai, sans doute la plus belle, en Terra Alta aussi…
Usines, colonies et édifices publics
Ces caves coopératives d’un type totalement nouveau se caractérisent, comme d’ailleurs les marchés couverts modernistes, par une hauteur inusitée et des ouvertures très étirées, le plus souvent ornées de vitraux, parées de briques ou d’éclats de céramiques vernissées très polychromes, des nefs tendues sur des arcs paraboliques, des espaces fonctionnels très étudiés et des escaliers soutenus par des voûtes catalanes. Ces merveilles font l’objet d’itinéraires organisés et commentés égayés par des dégustations qui rassemblent de nombreux visiteurs. Autour des grandes villes industrielles que sont Sabadell et Terrassa mais aussi un peu partout dans le réseau dense des villes moyennes qui composent la Catalogne, des usines aux cheminées énormes aujourd’hui privées de fumée sont souvent de véritables œuvres d’art, comme l’ancienne usine textile qui abrite le Musée National des Sciences et des Techniques, avec son toit à redents et à verrières caractéristique situé en plein centre de Terrassa. La minoterie de Cervera, signée Cèsar Martinell ou bien encore la cimenterie de Castellar de n’Hug signée Gaudí s’inscrivent dans la même ligne. Il n’est pas rare non plus de croiser au hasard des villes et des villages des devantures de boutiques qui gardent l’arrondi volubile des ouvertures modernistes. à noter aussi, un peu partout en Catalogne, l’importance des marchés couverts et des abattoirs modernistes, comme à Tortosa à l’extrême sud du pays, mais aussi à Lleida ou à Barcelone ou Josep Puig i Cadafalch a dessiné l’usine Casaramona devenue aujourd’hui la fondation La Caixa. Signe des temps, beaucoup de ces bâtiments ont été convertis en établissements culturels et accueillent musées et centres d’interprétation. Les hôpitaux n’échappent pas à la règle avec l’incroyable Institut Pere Mata près de Reus dessiné par Lluís Domènech Montaner et porteur d’une ornementation luxuriante et magnifique. En fait, tous ces monuments ont de grands points communs et d’abord la structure en forme de nef, très haute pour bien capter la lumière, comme les fenêtres longilignes. Au-delà de ses innovations, le Modernisme était porteur de valeurs fortes, frappées certes au sceau du paternalisme le plus chrétien, époque oblige, mais tendant vers le bien-être des ouvriers autant que vers leur contrôle. C’est dans cet esprit que Gaudí a pensé une sorte de cité idéale en circuit fermé, presque une île, en construisant la Colonie Güell de Santa Coloma de Cervelló : avec sa bibliothèque, son église inachevée dont seule la crypte, magistrale dans son incroyable modernité, subsiste, son théâtre, ses lieux de réunion, sa cantine, sa boutique collective. De telles réalisations n’étaient pas rares, il fallait bien loger les ouvriers, mais aucune n’atteint le niveau esthétique et philosophique de l’œuvre du Maître.
Pas de commentaire