30 Juil PAYS ROMAN
Sur ce relief accidenté qui donne parfois l’impression que deux doigts malicieux ont pincé une crête, que des ciseaux géants ont découpé les montagnes, ou qu’une grosse ébullition a brusquement été fossilisée sous forme de mamelons dodus, se dressent de très nombreux châteaux de frontière, pour la plupart à l’état de ruines.
Avec leurs bras de pierre décharnés encore levés vers le ciel, ils ne sont pas sans rappeler leurs cousins cathares et comme eux, répondent de loin à des tours de garde souvent mieux conservées, pour la plupart circulaires, comme celles d’Estorm, d’Alsamora ou de Ginebrell, généralement érigées entre le XIe et le XIIe siècle. Ce système de fortifications a longtemps défendu la chrétienté des hautes terres pyrénéennes contre les incursions sarrasines. Ou le contraire. En effet, le Pallars Jussà matérialise une ligne de frontière qui fut très âprement disputée pendant plusieurs siècles. à l’époque, contrôler les hauteurs était essentiel pour connaître les mouvements de l’ennemi et pour pouvoir communiquer au moyen de signaux, aussi chaque colline un peu dominante était-elle mise à profit. Le plus beau de ces châteaux de frontière, fleuron de l’architecture militaire médiévale, est sans conteste celui de Mur, longtemps bastion musulman avant de devenir la résidence comtale de Ramon V de Pallars, qui est installé sur la même butte que la collégiale de Santa Maria, comme pour témoigner à lui tout seul de la splendeur romane et de l’importance de la féodalité. Château et église sont visitables et accueillent tous les étés un festival de musique ancienne célèbre dans toute l’Europe. « Le château de Mur est un lieu très important pour nous, et aussi, d’une certaine façon pour toute la Catalogne. En 1919, un marchand d’art indélicat a acheté, par l’entremise d’un prêtre peu scrupuleux, les fresques romanes de Santa Maria de Mur et a tout simplement demandé à des ouvriers italiens de les arracher du mur pour les emporter ! » nous explique Ramon du Consell Comarcal du Pallars Jussà.
Cent ans de protection du patrimoine
« Heureusement, la Generalitat de l’époque a pris conscience de ce qui risquait de se passer pour l’ensemble du patrimoine des églises rurales et a décidé de mettre les autres fresques bien à l’abri dans l’enceinte du futur Musée National d’Art de Catalogne. C’est le cas, par exemple, pour celles de la Vall de Boí, les plus célèbres. Aujourd’hui celles que l’on voit dans nos églises sont des copies très fidèles, mais des copies. Du coup, le MNAC possède la plus belle collection romane du monde ! » Pour la petite histoire, les fresques de Santa Maria de Mur se trouvent aujourd’hui au Fine Arts Museum de Boston, finalement vendues par les collectionneurs peu scrupuleux qui s’en étaient emparés. « Il était logique de commémorer le centenaire de ces événements, parce qu’ils marquent la fondation d’une politique de protection du patrimoine » Ramon est intarissable sur ce sujet. Le château de Llordà, à la fois plus monumental et plus riant, est de son côté un des exemples les plus probants de l’architecture civile du haut Moyen-âge dans la comarca avec ses murs vertigineux et ses belles fenêtres gothiques. Il est même doté d’un ingénieux chauffage central, un luxe inouï pour l’époque !
Un art roman épuré
Comme souvent dans le piémont pyrénéen, les églises romanes semblent avoir été littéralement saupoudrées sur le territoire. Avec leurs portails richement décorés elles déclinent un très large répertoire iconographique comme à Santa Maria de Covet qui révèle un des plus beaux ensembles sculptés de l’art roman catalan. Son portail représente un Christ en Majesté entouré de personnages triviaux et même grotesques, une représentation assez rare. Les petites églises de Sant Vicenç de Capdella et Sant Martí de la Torre de Capdella, dans la Vall Fosca, expriment un art roman montagnard extrêmement épuré et minimaliste qui rappelle beaucoup celui de la Cerdagne, tandis que Santa Maria de la Cinta (à Llimiana) est une des plus grandes églises romanes de la comarca. Elle n’a été mise au jour dans toute sa splendeur qu’en 1990, car jusque-là cette merveille architecturale était masquée par d’autres bâtiments ! Il suffit de se laisser porter sur les petites routes, guidés par le signe des clochers, pour découvrir ce monde roman largement préservé. Quelques belles villes closes, encore enserrées dans leurs remparts, desservies par de larges portails en plein cintre et construites en circulade sur les collines abruptes méritent largement le détour comme Salàs de Pallars, Talarn, Moror ou Figuerola d’Orcau.
D’un émerveillement à l’autre
Réputé inexpugnable, le hameau fortifié de Llimiana se dresse sur un piton rocheux qui domine la vallée de Tremp. Il surveillait l’entrée du défilé de Terradets qui traverse le Montsec et contrôle l’accès par le sud. Une mention spéciale pour Abella de la Conca, adossé à une falaise, entouré de forêts et de rochers, un village adoré de tous ceux qui aiment l’escalade et la nature sauvage. Sa petite église romane, Sant Esteve, abrite un très beau retable gothique de la fin du XVe siècle, représentant une piéta. Dans les rues indubitablement médiévales de ces villages fortifiés, il n’est pas rare de repérer des façades beaucoup plus tardives parfois même modernistes ou noucentistes. Souvent, de nobles fontaines de pierre ornent les places situées en surplomb, et rafraîchissent de petits marchés colorés. Tout ce patrimoine n’a rien d’un conservatoire ou d’un musée : il est habité et utilisé. Il s’inscrit dans la vie des hommes d’ici depuis des siècles et accompagne tous les gestes et événements de leur vie comme le font les innombrables légendes qui se sont transmises à la veillée dans le secret des maisons et maintiennent vifs les échos des batailles passées et la mémoire des comtes de Pallars. Les hommes d’ici ont relevé au fil des siècles le défi tranquille des pierres endormies dans leur éternité de silence pour inscrire, de château en tour de garde, de chapelle en maison, la juste trace de leur passage.
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