VOTRE MAGAZINE N° 133 EST EN KIOSQUE
VOTRE MAGAZINE N° 133 EST EN KIOSQUE

Les Peintres ont la côte

01 Oct Les Peintres ont la côte

Les sites sont-ils à l’avance, porteurs de signes, comme s’ils attendaient de toute éternité un artiste pour les lire ? L’histoire de la peinture sur le littoral catalan tendrait à le laisser croire, tant elle a été forte entre les artistes – d’ici et d’ailleurs – et ces paysages, si variés mais si homogènes aussi, dans leur caractère sauvage.

 
Peintre2De grands mouvements picturaux

La côte catalane a directement inspiré deux des plus grands mouvements picturaux du XXe siècle, le Fauvisme et le Surréalisme et c’est à quelques kilomètres à peine de cette Méditerranée si singulière que Picasso a commencé à inventer, en pleines Terres de l‘Ebre, ce qui allait devenir le Cubisme.

La puissance de la géographie

Géographie du hasard ? Non, la géographie conditionne le rapport des hommes au monde et aux choses. Elle dicte le beau, le gai, le sombre. Ce qui est de bon ou de mauvais augure. Ce qui marque le passage des saisons indifférentes aux hivers humains. Ce qui rassure ou qui effraie. Ce qu’on désire ou qu’on rejette. La côte catalane dit davantage dans ses paysages qu’elle n’en sait sur elle-même. La beauté de ses sites, mais plus encore la magie de ses lumières tranchantes et pures sous le vent sec, la richesse chromatique de ses ocres et bleus, ont défini un rapport à la couleur et au réel tout à fait particulier.

La lutte des éléments

Ici tout s’oppose : la violence des flots et la permanence des rochers, la crudité avide du soleil et l’audace bleutée de la garrigue et des oliviers, la verticalité têtue de rares arbres et les caprices des vents. Ici tout se pose, pourtant, presque dans le même mouvement : la mouette perchée sur un gréement latin, la marinade et la tramontane le soir venu, les barques remontées loin sur les galets, la douce obscurité des nuits d’été trouées de fanaux et de bougies. La vigie parallèle des mâts et des clochers veillant également sur les hommes. Ici, surtout, les contraires finissent par se confondre pour s’affronter de plus belle jusqu‘à la fin des temps.

L’éblouissement

Il était logique que les Fauves partent en quête de la couleur pure toutes voiles dehors, toute prudence envolée après avoir contemplé Collioure, ses barques colorées et son clocher rebelle. Logique aussi que Dalí, écartelé entre rêve et réalité, entre désir et non désir, en ait tiré un espace-temps parallèle et une exploration passionnée des significations psychanalytiques, toujours en quête, dans ses  provocations excentriques, de l‘essence sous l‘apparence et de la plage sous les pavés. Oui, c’est bien ici, adossé à un patrimoine architectural sublime et multimillénaire, l’œil noyé dans le bleu presque noir d’un horizon démesuré, c’est bien ici qu’il fallait que la peinture, en ce début de XXe siècle, abolisse ses limites, colorée à la limite de la saturation et lourde de signes entremêlés.

La peinture est chez elle

Il y a aussi, en parallèle, un autre phénomène, assez inexplicable somme toute : le lien étrange qu’entretiennent les Catalans avec la peinture. Ces audaces esthétiques  pour n’être pas forcément comprises, n’ont pas été rejetées, comme si les gens de Collioure ou de Cadaquès acceptaient avec bon sens et fatalisme la figure de l’Artiste. D’ailleurs, on connaît peu de maisons catalanes où il n’y ait pas de tableaux, dut-il s’agir de croûtes ou de simples aquarelles. Et que dire de ces milliers de peintres amateurs qui émaillent nos plages, qui armé d’un chevalet, qui d’un carnet à croquis, cherchant éperdument à reproduire une beauté donnée à profusion ? Ou de ces galeries qui ouvrent partout à la faveur d’un garage, d’un magasin resté vacant ou d’un mur de restaurant ? Bien sûr, une fois la langue volée et la musique envolée, la peinture devient ce « buste qui survit à la cité », une trace concrète, têtue, universelle de la pensée d’hommes qui sont nés ou ont aimé ici. Muse, inspiratrice, terre d’accueil, la Côte Catalane est le berceau de milliers de talents connus ou moins connus, qui tous, ont eu pour objectif premier de lui rendre hommage.

Peintre3La Catalogne du nord, terre d’art moderne

A ce jeu des talents révélés, Collioure est reine. Son clocher en forme de phare n’est-il pas devenu un véritable motif pictural, universellement identifiable ? Tout a commencé en 1905, quand Matisse et Derain ont commencé à ne plus mélanger leurs couleurs dans le sillage de Gauguin et du grand Cézanne. Depuis, ils sont nombreux à avoir arpenté les galets des plages colliourenques : Mac Intosh l’Ecossais, Mucha, ou encore les Balbino Giner père et fils, l’un en figuratif avec la pâte d’un prix de Rome, l’autre tout en déconstruction du mythe. Ou encore Etienne Terrus, l’un de plus grands peintres modernes, natif d’Elne, qui a laissé des toiles merveilleuses sur la plage du Racou. Des toiles comme une quintessence de Méditerranée, et la marque d‘un si extraordinaire talent, que Matisse le reconnaissait comme un maître.

Le Roussillon, terre de peintres

Il faudrait en citer des dizaines : Louis Bausil, bien sûr, ou encore Martin Vivès. Et comment passer sous silence l’ombre tutélaire du grand Maillol, délicat peintre nabi à ses heures, chantre incontesté du Mare Nostrum et thuriféraire de l’héritage de l’harmonie grecque ? Plus près de nous, le degré zéro du motif, les « cadres » de MA2F permettent à chaque spectateur de peindre du regard son propre tableau. Ou encore Michel No et ses camaïeux de bleu pour célébrer la noce de la mer et des algues sur les étangs de Salses et de Leucate où Piet Mogé guette l‘horizon… Il faudrait rendre justice aux mers lointaines des paysages de Loste traversés d’hommes et de chevaux minuscules face au cosmos, ou à ces sortes de cabanes sur pilotis inventées par Joseph Maureso… A ces plages colorées sous la patte d’un Delfau ou d’un Desnoyers… Il suffit encore aujourd’hui de remonter le quai de Collioure pour longer de vrais alignements de chevalets et de gens assis sur les murettes, un carnet de croquis à la main…

Dès le XIXe siècle

De l’autre côté des Albères, la mer joue à plein son rôle d’amante et de sœur dès le XIXe siècle, sous le pinceau de Joaquim Sunyer i Miró, un des plus grands peintres du noucentisme et selon son ami, l’immense poète Joan Papasseit, « incroyable capteur de l’essence catalane dans ses portraits et paysages méditerranéens ». Ce peintre n’était autre que le neveu de l’artiste de Sitges Joaquim de Miró i Argenter, auteur de marines et de paysages absolument admirables par leur facture et leur restitution inspirée de la lumière, malgré une formation totalement autodidacte. Vers ce tournant du siècle, on note aussi l’œuvre de Joaquim Mir, créateur d’un postimpressionnisme très personnel et extrêmement marqué par la Méditerranée. C’est sur ce terreau que va s’établir la peinture du XXe siècle.

Peintre4Zoom sur Paris

Mais bien sûr, la grande, l’immense influence que subit l’art catalan vient du nord. Elle vient de France. Tous les artistes catalans, quelle que soit leur discipline passent par Paris : d’abord parce que naturellement, c’est la culture la plus proche pour ces nordiques de la Méditerranée que sont les Catalans, ensuite parce que cela permet d’éviter Madrid, perçue à juste titre comme hostile et étrangère. C’est le cas des monuments universels que sont Picasso, Miró, Dalí ou encore Santiago Rusiñol, moins connu mais sans qui rien, peut-être, n’aurait existé puisqu’il est le fondateur très inspiré des « quatre gats », pour ne parler que des plus grands.

Changement de perspective

Et si les choses se jouaient en sens inverse ? Si c’était la Catalogne, à travers ses artistes, qui donnait sève et sang à la culture française ? En tout cas, c’est à Cadaquès que va se produire le deuxième miracle de la côte catalane, dans les cabanes de pêcheurs de Port Lligat ou Maître Dalí père, notaire à Figueres, emmène son fils, inconscient de le frapper au sceau de la beauté pure pour la durée de sa vie. A jamais, ces paysages qui évoquent le premier matin du monde vont changer le cours de la peinture. Dalí s’invente, bouscule les perspectives (magnifique crucifixion en plongée et de dos), fréquente Breton et Eluard, fait une place de plus en plus grande à la psychanalyse. En s’inventant en tant que personnage de dandy excentrique, Dali invente le surréalisme pictural. André Masson, son compagnon de route esthétique, vit à Tossa de Mar, à deux pas de là, subjugué par le duel des falaises et des tours de défense des remparts de la vieille ville contre la mer, emboîtant les pas du peintre réaliste catalan Rafael Benet, grand admirateur de Courbet, amoureux des mêmes sites. Et c’est bien à Tossa que Georges Bataille écrit les premières pages du « Bleu du Ciel » : un titre qui sonne comme un acte d’amour pour le cadre dans lequel il vit.

Inclassable Cuixart

A Palafrugell, la ville du poète Josep Pla, s’installe un grand peintre catalan, Modest Cuixart, dont l’œuvre s’étend sur plusieurs décennies et donc plusieurs courants, de l’expressionnisme à l’abstraction puis à l’art informel, avec un certain retour à la figuration. Cuixart n’a cessé d‘explorer toutes les techniques possibles en incorporant dans une pâte épaisse et colorée toutes sortes d‘éléments (empreintes, craquelures, plastique), qui sont sa signature. Audacieux et sans préjugés, il fut notamment l’un des premiers à utiliser les nouvelles peintures plastiques à séchage rapide. Il laisse une œuvre considérable, conservée dans beaucoup de musées espagnols, le musée de Sao Paulo et nombre de collections particulières. Mais Dalí, étrangement, n’a pas dit son dernier mot. A Cadaquès, encore, il s’est trouvé un émule et un compagnon qui sera aussi le garant de ses volontés artistiques et qui est aujourd’hui le directeur de son fameux théâtre-musée de Figueres : Antoni Pitxot. Littéralement habité par le paysage, et notamment les rochers et cailloux des criques et calanques de Cadaquès et du Cap de Creus, Pitxot les projette en visions anthropomorphiques ou allégoriques, dans une inspiration renaissante qui ne manque pas de rappeler Mantegna, ou même Arcimboldo.

La relève inlassable

Impossible encore de déconnecter de la Méditerranée, le Majorquin Miquel Barceló, l’un des plus grands artistes vivants, ni Jaume Plensa, sculpteur de génie. La côte catalane continue d’inspirer les plus illustres et reste un puits de désir et d’énergie pour les anonymes. Partout plages et criques accueillent des artistes qui reproduisent et revisitent le paysage. A Callela, par exemple, s’est installé le peintre et sculpteur Rodolf Candelaria, une véritable institution qui reçoit des commandes publiques.

Du nord au sud

A Cadaquès, le musée monté par le Captain Moore, ancien secrétaire particulier et compagnon de route du Divin Dalí, fait encore la part belle à des contemporains du maître qui lui ont emboîté le pas dans son aventure surréaliste comme Josep Carbonell mais aussi à des artistes plus actuels, foudroyés par la beauté du Cap de Creus. A Sant Carles de la Ràpita vit Miquel Paton qui dédie ses recherches à la ligne et au carré. L’héritage d’Antoni Casanova, noucentiste distingué des terres de l’Ebre a crû et multiplié, dopé par la beauté des sites qui suscite vocations et envies. Autour de l’Escala, Lluís Roura, formé à la Llotja de Barcelona, a marqué le paysage avec son imposante colonne emporitana, sa mosaïque de Porqueres et ses peintures délicates consacrées aux paysages du nord de la Catalogne. A Palamós, impossible de faire l’impasse sur Joan Abràs avec ses calanques dénuées de perspective et ses clins d’œil vers Magritte ou Dalí. Enfin, à Vilafranca del Penedès règne encore la figure de Raimon Colomer Pagès, formé auprès des impressionnistes français et caractérisé par un allongement particulier des corps et des visages. Lui aussi a largement puisé son inspiration dans les paysages de mer.

Immuable comme ses rochers et ses calanques, changeante comme les humeurs de la mer et la lumière des heures, la côte catalane continue d’inspirer des centaines d’artistes. Mère des plus grands mouvements esthétiques du siècle dernier, elle reste l’un de ces points du monde où tous les possibles demeurent ouverts parce qu’elle apprend simplement aux hommes le désir de vivre et l’amour du beau.

Pas de commentaire

Poster un commentaire