01 Août Père Castanyer : Tout était déjà là
Il fait 44° sur les ruines d’Empúries et Pere Castanyer, le directeur des fouilles, a passé la matinée à creuser avec ses équipes. Mais quand il s’agit de parler dantiquité, la passion prend le dessus, le voilà qui grimpe entre les pans de murs et les citernes, sous un soleil de plomb, tout en répondant à nos questions. Impressionnant.
Pere Castanyer, bonjour. Vous êtes le directeur des fouilles du Musée d’Empúries. Une lourde tâche.
Lourde, mais passionnante. Le site n’a pas encore livré tous ses secrets. Nous savons beaucoup de choses, mais il suffit parfois d’un seul élément pour tout bouleverser.
Ici s’est nouée une partie de l’histoire de la Catalogne et même au-delà…
Oui, c’est un lieu très important dans l’histoire de ce pays. Le port grec d’Emporion était un petit port tranquille et prospère qui commerçait avec les tribus ibères de l’arrière-pays et était en lien avec toute la Méditerranée, important, exportant marchandises et savoir-faire. La seconde guerre punique a tout changé. Les cités grecques de la côte en ont appelé aux Romains pour les défendre contre les Carthaginois et Emporion est devenu un port militaire, un port de débarquement des troupes, en réalité une sorte d’avant-poste de la colonisation ultérieure. Ne l’oublions pas, Rome est alors une puissance hégémonique. Elle arrive certes en alliée, et de fait, va respecter la colonie grecque, mais le mécanisme de l’histoire est en route et les jours de la petite Emporion sont comptés.
Mais le port est petit, comment ont-ils fait pour débarquer des armées ?
On pense que les soldats débarquaient dans le delta du Fluvià et du Ter, alors profond et non ensablé, qui formait un véritable port naturel. Ici, juste derrière nous, se trouvait un immense camp militaire qui abritait trois légions. Dans un premier temps, il donna à Emporion une prospérité insolente : il fallait loger, nourrir, vêtir, équiper et distraire cette armée en résidence. Et puis, petit à petit, les Romains ont avancé dans les terres, ont construit des routes, et ont délaissé Emporion. Dans le même temps, le village initial avait été littéralement encerclé par la ville romaine. En deux siècles à peine, on assiste à la disparition des inscriptions grecques. D’ailleurs le pluriel Emporiae, et aujourd’hui Empúries, garde la trace des deux villes initiales, la grecque et la romaine…
Il faut dire que presque tout arrive par mer à cette époque-là…
Evidemment, si vous avez 1 200 amphores venues de Grande Grèce à livrer, vous n’allez pas parcourir des milliers de kilomètres sur des routes à peine carrossables. Bon, bien sûr, il arrivait qu’un bateau coule, mais le risque était bien moins grand. Donc, oui, la mer était un immense axe commercial et tout passait par les ports : les marchandises, la culture, les armées, les mœurs. Les ports sont alors les vraies portes d’entrée des territoires, beaucoup plus que les voies terrestres.
Justement, parlez-moi de la Via Augusta, une vraie autoroute de l’Antiquité, non ?
La comparaison est probante. Oui, il y avait toutes les structures routières que nous connaissons aujourd’hui, les péages, l’hôtellerie d’étape, la signalisation, le bornage… Par exemple, à Panissars, derrière le Perthus, il existait un énorme arc de triomphe qui marquait la frontière entre la Gaule et l’Hispanie, et reliait la Via Domitia et la Via Augusta. Pompée y avait fait graver la liste des tribus qu’il avait soumises à l’autorité de Rome. Baliser le territoire, le sillonner de routes, écrire le nom des vaincus, c’était matérialiser l’hégémonie de Rome.
Pour autant, la culture était la même de part et d’autre de cette frontière alors purement administrative ?
Oui, c’était toujours l’empire romain, greffé sur le même substrat, à savoir des tribus ibères et quelques traces de présence grecque. C’est ça le substrat de la Catalogne, un substrat ibérique avec des apports successifs. Les Grecs nous ont donné entre autres choses la monnaie, mais les Romains ont laissé une empreinte décisive, celle de notre latinité : la langue, évidemment, mais aussi le droit, les lois, l’organisation administrative et territoriale, le vin, l’olivier, l’organisation des cités. Et ils ont littéralement sculpté nos paysages.
Quel est le rôle de la Via Augusta ?
Ici, nous sommes sur une voie secondaire. Mais l’axe central a joué un rôle déterminant, surtout quand Tarraco est devenue ville impériale. Elle a littéralement vertébré le territoire. Au-delà de sa pure fonction de lien, elle s’est avérée un véritable outil de pénétration de l’arrière-pays. Sans parler de l’existence du réseau routier romain qui quadrillait tout l’Empire. C’est une des voies les plus importantes de l’Antiquité, elle allait jusqu’à Cadix. 1 500 km !
Quand on se penche sur le tracé, on est frappé par le fait que les ingénieurs modernes n’en ont pas ouvert d’autres. Ils se sont contentés de mettre leurs pas dans ceux des Romains…
Les Romains sont un peuple très pragmatique. Ils sont passés par l’endroit le plus facile, le moins accidenté. Les cols, comme Panissars, et de ce côté-ci des Pyrénées, l’ouest des montagnes du littoral, généralement de la plaine et des vallons. Il fallait permettre le passage de chariots et de cavaliers et paver des kilomètres de chaussée. Donc, on allait au plus facile. Ensuite, n’oublions pas qu’il existait certainement des pistes ibères, rien ne s’est fait ex nihilo. Et puis, la Via Augusta valait aussi par ses voies subsidiaires, parce que ce sont elles qui la reliaient aux ports, notamment ici, sur la Costa Brava. Tout a continué d’être utilisé sans être entretenu, si bien que trouver un tronçon de voie romaine, c’est presque certainement se trouver tout près d’une route médiévale ou moderne.
Même les ponts sont parallèles à ceux construits par les Romains…
Les fleuves à traverser sont toujours les mêmes, et là encore, le point le plus facile a prévalu. Parfois c’est le lit du fleuve qui avec les siècles est sorti du pont…
Autoroutes, demeures avec tout le confort de l’eau chaude, édifices publics, égouts, on a l’impression que les Romains avaient une vie finalement plus proche de la nôtre que nos ancêtres médiévaux, c’est troublant.
Oui, les patriciens avaient une qualité de vie très proche de la nôtre, qu’il s’agisse d’hygiène ou de cadre de vie, de mœurs ou d’art. A cet égard, le Moyen-Âge a été une période de grande obscurité qui a vu reculer beaucoup d’acquis.
A propos d’hygiène, ici, je ne vois pas d’aqueduc ?
Non, il y a ces énormes citernes destinées à recueillir l’eau de pluie et puis, beaucoup de puits aussi.
Pere Castanyer, outre vos fonctions de directeur des fouilles vous êtes aussi en charge de l’archéologie préventive pour la Catalogne ?
Oui, nous intervenons notamment quand il y a une forte probabilité de tomber sur des vestiges, c’est-à-dire, à peu près partout (il rit).
Que pensez-vous du site de Ruscino, le site phare de Perpignan ?
C’est un gisement très intéressant, j’espère qu’un jour un musée du site pourra ouvrir dans le bâtiment qui a été construit, c’est dommage de ne pas le faire connaître davantage. Nous travaillons beaucoup avec nos collègues français, l’archéologie est par définition internationale.
Nous nous dirigeons vers le musée (à visiter absolument). Avant d’y accéder, Père Castanyer nous montre l’exposition temporaire, une production du musée de Badalona consacrée au « Sexe à l’époque romaine ».
Décidément, Père, nous n’avons rien inventé….
Non, l’Antiquité nous donne chaque jour des leçons. Tout était déjà là…
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