03 Juin RENCONTRE AVEC JORDI TAURINYA
Jordi Taurinya est le président du Casal del Conflent, une fédération d’associations culturelles liées au patrimoine vivant, et le fils d’Alain Taurinya, auteur du livre « un homme du Conflent ». Il nous parle de sa vallée et de ses combats.
Cap Catalogne : Bonjour Jordi. Une question liminaire, vous êtes né dans le Conflent ?
Jordi Taurinya : Oui, je suis né à Baillestavy en 1950 dans une famille duelle. En fait mon père étant orphelin de guerre, il était pupille de la nation. à l’époque pour une veuve comme ma grand-mère il n’y avait pas beaucoup d’autres solutions pour élever dignement un enfant. Cela a contribué à formater le destin de mon père. Il a fait ses études à l’Ecole Normale à un moment où la chasse aux langues régionales s’inscrivait tout naturellement dans la mission des instituteurs, mais c’est aussi grâce à la France qu’il a pu bénéficier d’un bon niveau d’éducation. Chez moi, mes parents parlaient catalan entre eux, puisque c’était leur langue maternelle, mais s’adressaient à moi en français avec la conviction absolue de travailler pour mon avenir. C’est le drame de ce pays, nous sommes extrêmement nombreux à avoir vécu la même chose, je crois…
CC : Pourtant vous parlez catalan, vous êtes même un militant acharné de la langue, et votre père, Alain Taurinya, même s’il a écrit en français, a manifesté une remarquable conscience de catalanité…
JT : Oui, mon père avait, à la fin de sa vie, en 2004, le regret brûlant de n’avoir pu écrire dans sa langue maternelle. C’était un grand Catalan, très conscient de sa culture toujours entouré d’un cercle d’amis très impliqué dans la lutte pour la langue. Ses livres et surtout ses poèmes sont un véritable cri d’amour à notre terre. Heureusement, mes grands-parents, eux, n’ont jamais cédé aux sirènes tricolores, l’une de mes grand-mères ne parlait d’ailleurs pas un traître-mot de français… Elle tenait le café de Baillestavy, elle y recevait les mineurs, le tout en catalan, à l’époque rien de plus naturel. C’est dans ce monde que j’ai grandi, avec deux langues, avec une seule culture pourtant. Je crois que j’ai toujours eu conscience de mon identité. Et aussi, ça va ensemble, de l’impérieuse nécessité de la défendre.
CC : Chez vous, on avait conscience d’habiter le Conflent ?
JT : Bien sûr ! Les vieux se référaient naturellement à leur comarca, souvent ils n’étaient pas allés beaucoup plus loin… Vous savez le Conflent a une spécificité très forte, certainement structurée par le Canigou, la montagne mère, la référence absolue du paysage et des gens. Songez que je suis né dans un village de mineurs. Plonger au cœur du Canigou, c’est travailler. élever des vaches sur les prairies du Canigou, c’est travailler. Le Canigou est une terre nourricière aussi importante que les vergers des berges de la Têt. En plus, notre imaginaire est tissé par quelques mythes qui permettent à notre terre d’écrire sa légende. Je pense à l’Abbé Oliba qui a déterminé notre destin roman en développant Saint Michel de Cuxa et en fondant Saint Martin du Canigou. Il a créé les liens qui encore aujourd’hui unissent le Ripollès et le Conflent. Ou encore au grand-père de Guifred le Velu, né au château de Ria et ancêtre de la lignée catalane des comtes-rois de Barcelone. En ce sens, on peut dire que le Conflent a été le berceau de la Catalogne. Ce n’est pas rien. Imaginez bien qu’à Baillestavy nous avons notre propre héros, l’Hereu Just, Joan Miquel Mestre, le lieutenant de Josep de la Trinxeria pendant la guerre du sel, cette révolte qui a vu nos hautes vallées se dresser contre les armées de Louis XIV pendant presque quinze ans. C’est une source de fierté mais aussi une inspiration de résistance. L’identité du Conflent est très forte. Nous avons eu la chance que le grand Jacint Verdaguer parcoure notre montagne et lui dédie ses sublimes poèmes puis d’accueillir au XXe siècle de grands réfugiés du sud comme Pompeu Fabra ou Pau Casals qui ont largement contribué à maintenir et raviver la flamme. Le Conflent est une terre d’accueil, mais une terre farouchement catalane.
CC : Vous nous décrivez une série de signes en somme, avec ces personnalités remarquables… Il y a eu un alignement des planètes ?
JT : Oui, je veux le croire. Prades est bien plus que la capitale du Conflent, elle accueille l’université catalane d’été fondée par Ramon Gual qui est le rendez-vous de la Catalogne qui lutte pour sa dignité et son statut de nation depuis plus de cinquante ans. Je tiens à dire que Ramon Gual a été mon professeur de castillan dans les années 60 et qu’il a largement contribué à me donner envie d’apprendre la langue et de faire des recherches sur l’histoire. Lui aussi a choisi Prades. Tout ce que je viens de vous dire c’est un peu la genèse du Casal du Conflent que j’ai l’honneur de présider.
CC : Justement, parlez-moi du Casal…
JT : Je vous donnerai d’abord sa philosophie « Junts sem més forts » (Unis on est plus forts). En fait, c’est une association-ombrelle qui regroupe beaucoup d’autres d’associations. Il s’agit de défendre et de diffuser la culture et la langue sous tous leurs aspects et notamment populaires et sportifs car c’est la meilleure façon d’attirer les jeunes, donc la relève. Nous comptons aujourd’hui vingt sections et nous parions sur les talents locaux qu’il s’agisse de musiciens, d’historiens collecteurs, des jeunes castellers, de groupes de randonneurs, d’ateliers de cuisine, d’expositions, de diables, de dédicaces d’auteurs, d’ateliers de grosses-têtes… On peut presque tout faire au Casal, dès lors que l’on a pour objectif de donner vie à nos villages du Conflent par des actions d’animation intergénérationnelles ou des recherches d’ordre culturel. C’est toute une mémoire orale que nous souhaitons protéger, c’est elle qui rend le Conflent unique. Nous avons pour mission de la transmettre aux générations futures mais aussi à tous ceux qui viennent s’installer ici. La Catalogne a toujours été une terre d’ouverture et il me semble que nous avons le devoir de donner notre vallée et notre langue à aimer aux autres.
CC : Et cette population est sensible à votre démarche ?
JT : Oui, nous avons une Bressola à Prades et beaucoup des enfants inscrits ne sont pas d’origine catalane, c’est un signe très positif. Nos projections mensuelles de films catalans ont un gros succès, nous prenons soin d’en présenter des versions sous-titrées. En fait nous faisons naturellement partie de toutes les sphères de vie de la vallée. Je tiens à dire que nous sommes bien soutenus par beaucoup de municipalités. Pour nous c’est une preuve d’enracinement et de confiance. Nous participons aussi activement au jumelage entre le Conflent et le Ripollès. Nous traversons d’ailleurs souvent la frontière pour aller présenter nos groupes, nos expositions ou nos éditions en Catalogne-sud. Nous jouons le rôle d’ambassadeurs privilégiés du Conflent. Même si nous ne sommes pas directement frontaliers comme le Vallespir par exemple, le Conflent jouit d’un prestige particulier, il est perçu comme la comarca de l’origine, celle de Guifré le Velu.
CC : Vous avez finalement repris le flambeau de votre père en vous dédiant à la transmission…
JT : Oui, je mets mes pas dans les siens et dans ceux de tous ceux qui nous ont précédés sur cette belle terre du Conflent. J’en retire la douce sensation du devoir accompli.
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