02 Avr RIVESALTES, des rives hautes, en goûts et en couleurs
Tout autour, à perte de vue, un paysage de vignes serrées, strié de haies de cyprès tourmentés par la tramontane, proclame la présence proche de la Méditerranée. Rivesaltes, parée de l’ocre et des galets du cairou, galonnée du blanc bleuté du marbre de Baixas, impose à l’horizon la griffe de son clocher crénelé.
Le centre du village est encore lové autour de sa cellera (espace sacré entourant les églises, où toute violence est proscrite) dont les remparts dominent les eaux puissantes du fleuve Agly. Autrefois, un pont roman enjambait le tumulte des eaux. Emporté dans les années 40 par l’Aiguat, il a été remplacé par un pont suspendu, le pont Jacquet, une prouesse architecturale qui relie les deux parties du village, l’ancienne et la moderne. En 1172, la petite communauté paysanne rassemblée sur les hautes rives qui lui donnent son nom, obtenait enfin le droit de se fortifier. Les remparts comprenaient alors sept tours, dont quatre restent encore visibles : ici, inutile de chercher dans le relief une quelconque protection. L’ancienne porte de la ville, remaniée en 1755, surmontée de la tour de l’horloge et de son élégant clocheton, porte encore sa herse comme si le Moyen-âge refusait à tout jamais l’effacement. Le génie populaire n’a pas tardé à lui trouver un surnom, le « rastillou », le râteau. « La première occurrence du village date de 923. Ici, nous avons toujours dépendu de l’abbaye de Lagrasse, nous n’avons jamais eu ni seigneur ni château. Malgré la proximité de Perpignan nous n’avons rien d’une banlieue parce que notre histoire est vraiment à part, c’est une vraie singularité qui pèse sur les mentalités, les gens sont très attachés à leurs racines » explique Jean, historien local. Et à leurs légendes. Le moindre passant ne manquera pas de vous indiquer, sur une très jolie petite place, le trou du four par lequel se serait introduit le Babau, monstre sanguinaire qui dévorait les enfants et qui fut vaincu par un preux chevalier, une version à peine modifiée de la Sant Jordi ou des simiots d’Arles-sur-Tech. L’église Saint André, bâtie au Xe avant d’être largement reconstruite au XVIIe et XVIIIe siècle, abrite de très belles peintures de Charles Gleyze ainsi qu’un magnifique et imposant retable baroque sculpté par le carcassonnais Jacques Mélair. Le retable de la passion du Christ en forme de baldaquin est signé Miquel Anglada et fut commandé à l’artiste par la vénérable Confrérie de la Sanch. La chapelle du Rosaire abrite des merveilles, à commencer par son orgue, dû aux frères Grinda, qui date de 1824 : sa belle facture française est rehaussée d’éléments hispanisants qui en font à la fois un instrument unique et une expression inattendue de l’identité locale. à admirer également, des tableaux de toute beauté d’Antoine Guerra, jumeau de l’immense Hyacinthe Rigaud et prince du baroque ibérique. Les petites rues sinueuses dont le plan garde l’empreinte médiévale sont bourrées de charme. Aux fenêtres les plus anciennes, on note l’omniprésence de moustiquaires : c’est que nous sommes proches des étangs… La beauté des façades de briques et de pierres, les encadrements de marbre blanc, les cours cachées, la présence en rez-de-chaussée de grands portails, tout indique un habitat paysan prospère. On trouve des maisons de l’époque majorquine avec patio, fenêtres en ogive et galerie ouvragée et aussi des maisons de maître du XVIIIe comme l’Orangerie. Car la sève, le sang de Rivesaltes, c’est d’abord le vin et tout ici en porte la marque. Le Caveau, une bâtisse du XIVe siècle, longtemps utilisée comme écurie, est la plus grande cave particulière du Roussillon… à visiter absolument. Aujourd’hui encore de grandes familles du cru portent haut les couleurs du muscat, mais aussi des autres vins qui sourdent de cette terre généreuse et du patient travail des hommes. Avant le fléau du phylloxéra qui a aboutit à l’arrachement total des vignes pour les remplacer par des plants américains, on produisait ici, comme dans tout le midi de la France, du gros rouge, facile à produire, sans vinification sophistiquée et surtout, immédiatement rentable. C’est à cet argent facilement gagné que l’on doit les maisons avec parc attenant, comme le château Comte. « Paradoxalement, c’est cette catastrophe qui a permis la reconversion qualitative et donné ses lettres de noblesse aux vins de Rivesaltes » explique Jean, agronome et sommelier.
L’adaptation, toujours…
Pourtant, tout comme aujourd’hui avec les nombreuses boutiques et franchises qui font de Rivesaltes une petite ville plutôt qu’un village, les activités des générations précédentes ont été diverses. Témoin, la distillerie de la Guinguette avec sa grande cheminée, qui tirait l’esprit du vin, ou encore, de l’autre côté de la rivière, le bassin de rouissage du lin, avec son canal d’alimentation et son évacuation, dont le bassin est isolé par un appareillage de chaux et de briques pilées, comme toutes les citernes de catalogne-nord. En effet, le Roussillon fut pendant des siècles, et notamment au XVIe et au XVIIe, avant l’annexion par la France, une province de drapiers et de mégissiers, des professions favorisées par la présence des fleuves et le réseau de canaux créé par les Templiers pour assainir et drainer la plaine. On trouve aussi sur place un moulin à huile, regain inattendu après le grand gel de 1956 qui tua tous les oliviers locaux mais n’a pas effacé de la mémoire collective la douceur des huiles locales.
Un héros local et national
à Rivesaltes on ne s’endort pas à l’ombre de ses ceps ! On a toujours su se relever. La ville n’a-t-elle pas été mise à sac deux fois par les Français de Louis XI (1463) puis de Louis XIII (1639) avant de subir l’armée espagnole en 1793 ? Des allées majestueuses plantées de platanes accueillent le marché, un des plus courus de la plaine, qui a su garder la truculence des foires rurales et des comices agricoles. Elles mènent au splendide hôtel de ville, plutôt une sorte de petit château, témoin des heures de gloire des terres vigneronnes à la fin du XIXe siècle, et sont dominées par la figure tutélaire du village. Le grand Joffre, héros de la guerre de 14, règne en effet sur la perspective, juché sur une statue équestre sculptée par Auguste Maillard en 1931 suite à une souscription populaire. Sa maison natale, caractéristique de la petite aristocratie paysanne locale, a été transformée en émouvant petit musée où sont conservés meubles, documents photos et souvenirs.
« Joffre est un marqueur identitaire fort. On se reconnaît en lui, il nous donne un peu de sa gloire, mais aussi de sa proximité. Tout le monde connait quelqu’un de son cousinage », estime Florence, agent administratif. Autour de ces cercles concentriques que forment la cellera et les premières strates de construction hors des remparts sont venus se greffer de nombreuses zones pavillonnaires de part et d’autre de l’Agly, et partout, grues et engins montrent que la tendance se poursuit. Rivesaltes est une ville jeune, vivante et plurielle où il fait bon vivre et séjourner. à quelques kilomètres, là où la proximité des Corbières assèche le sol, se situe un autre marqueur, le camp éponyme. Ce camp de rétention installé à l’insu ou peu s’en faut des villageois a longtemps eu mauvaise presse d’autant qu’en réalité, beaucoup n’avaient même pas connaissance de son existence. L’état français a en effet utilisé cent-cinquante baraquements sommaires construits à la va-vite pour interner les réfugiés républicains catalans ou espagnols qui avaient fui le régime de Franco, puis, à l’aune de la deuxième guerre mondiale, les juifs apatrides et les gitans dont quelques centaines ont embarqué pour les camps de la mort.
Un carrefour du XXe siècle
L’ensemble de ces populations était alors regroupée sous un sinistre vocable : « les indésirables ». Les derniers occupants de cette steppe aride sont les harkis, dont beaucoup ont finalement fait souche dans le village. Pourtant, la résilience a joué à plein. Désormais, le Mémorial de Rivesaltes, construit par l’architecte Rudy Ricciotti, est devenu un équipement culturel de premier plan et de notoriété internationale qui accueille colloques, expositions, débats et témoignages et draine des dizaines de milliers de visiteurs. Son but n’est pas uniquement de donner à comprendre le passé, mais bien de se donner les moyens de comprendre l’avenir et notamment les migrations. En pleine expansion démographique, Rivesaltes a su garder sa belle authenticité rocailleuse. Si on ne pêche plus guère l’anguille dans l’Agly comme autrefois, les enfants grandissent toujours au bord du fleuve et regardent à l’envers la silhouette du clocher reflétée dans ses eaux. L’avenir peut arriver, Rivesaltes l’attend.
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