31 Mai SANT PERE DE RODES : SUSPENDU
Imposant. Le mot semble inventé pour le monastère Sant Pere de Rodes, hiératique, dressé à flanc de colline juste au-dessus de la mer et des calanques profondes du Cap de Creus avec son clocher lombard, et les niveaux contrastés de ses bâtiments qui respirent la puissance.
Colossal
Romane et bénédictine, l’abbaye matérialise littéralement l’idée d’un trait d’union entre la terre et le ciel, entre le ciel et la mer, comme la suspension des moines entre deux mondes, celui des marins et celui des anges. On y accède par un chemin ombragé. Ne boudez pas votre plaisir, le paysage vous récompense déjà au centuple, et la montée dévoile son objectif sous un angle inattendu. Vu de biais, l’ensemble paraît encore plus colossal, on voit sa profondeur s’enfoncer au creux de la colline, énorme, véritable petit village pensé pour accueillir une communauté humaine.
Naissance légendaire
Selon la légende, pendant les invasions barbares, des moines, soucieux de mettre à l’abri des exactions et des pillages des reliques de saints et notamment les reliques de Saint Pierre, accostèrent en barque sur la plage en contrebas et établirent une sorte de campement. Le Pape Boniface IV ayant eu connaissance des faits aurait alors intimé aux pieux bénédictins l’ordre de construire sur place un monastère propre à édifier les consciences.
Une communauté
La toute première occurrence remonte à 878, mais le monastère n’est mentionné en tant que tel qu’en 945. Il connaîtra son apogée au XIe et au XIIe siècle comme l’ordre auquel il appartient. A cette époque, l’activité est immense : les pèlerins affluent à l’hostellerie, les lépreux sont soignés dans l’hôpital, les terres arides sont travaillées, plantées de vignes, de blé et d’oliviers et le monastère est un haut lieu à la fois spirituel et social.
Ora et labora
Au-dessus de lui, le château de Saverdera apporte sa protection temporelle aux moines qui se destinent, conformément à la règle de Saint Benoit, à la prière et au travail notamment à l’agrandissement et l’embellissement du monastère. Peu à peu, il s’étoffe pour donner naissance à de nombreuses dépendances nécessaires aux activités de la communauté et à l’accueil des voyageurs et des pèlerins. Tourné vers la foi intérieure et ouvert aux autres, l’ordre bénédictin connaît son âge d’or.
Le roman catalan
En 1022, l’église est consacrée. Il s’agit d’un des exemples les plus caractéristiques du roman catalan, syncrétique et ouvert aux influences extérieures, mais fortement typé. La nef, immense, divisée en trois parties, présente des chapiteaux corinthiens très ouvragés, tandis que l’abside possède un déambulatoire épuré. Juste au-dessous s’ouvre la crypte dans une alliance étrange d’architecture carolingienne et préromane.
Jardin de promesses
Une intimité ombrageuse se dégage de l’ensemble, notamment du cloître, résolument placé au centre du dispositif comme une brèche ouverte vers le ciel, et vouée à codifier la circulation des moines, les temps qui rythment les séances de prière, et la contemplation, dans un microcosme étroit, des richesses de l’univers. On pense à la petite galerie suspendue de Serrabone, comme une promesse brève et intense du jardin d’Eden.
Tours jumelles
Le clocher, lombard, est un peu plus tardif et répond à une tour de défense du Xe siècle, adossée aux bâtiments religieux : ce sont ces deux tours asymétriques qui donnent à l’ensemble son élégant élancement, comme un élan énorme venu de la terre pour propulser leur volume vers le ciel. Les pierres des assises sont posées en forme d’arêtes de poisson, une caractéristique de l’architecture romane. A côté, le bâtiment de l’hôpital s’ouvre par un arc outrepassé.
L’abandon
Comment imaginer qu’en 1935, le monastère était réduit à l’état de ruines. En effet, sans que l’on en connaisse la cause réelle, l’abbaye entre en totale décadence au XVIIe siècle. Crise économique ? Baisse des effectifs des moines ? Conflits privés ? Inadéquation du caractère très excentré du monastère avec les nouvelles règles de la vie moderne ? Toujours est-il que les moines décident de partir à Figueres, et laissent l’abbaye à l’abandon en 1793, soit bien avant la désamortisation.
La ruine
Très vite, tout est pillé, y compris les chapiteaux, des éléments architecturaux, des portes, bref, c’est un bâtiment désossé, privé de ses fenêtres et de ses vitraux qui va être livré à la violence des intempéries pendant plus de 150 ans. Il faut attendre 1935 pour que le gouvernement catalan, harcelé par des amoureux de l’histoire de l’art, décide de classer le site. Mais, bien sûr, c’était compter sans la guerre d’Espagne qui va retarder et compliquer les choses.
La renaissance
Après bien des vicissitudes, l’effort de la fondation et de ses mécènes, celui des autorités politiques, et sans doute, l’enthousiasme du public international tombé amoureux de ce site unique, ont permis à Sant Pere de Rodes de retrouver sa splendeur originelle. Augmentée, il faut bien le dire de structures d’accueil très touristiques comme sa cafeteria ! La belle endormie a su renaître de ses cendres, et impose sa loi au paysage, belle et énigmatique au-dessus de la mer.
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