01 Sep Un rêve américain tourné vers le retour
On les appelle Indians ou Americanos : leurs riches demeures d’inspiration coloniale, tout autant que leurs bonnes uvres, ont changé la physionomie de la côte catalane.
On trouve sous l’appellation « Indians » ou « Americanos », les milliers de Catalans, en général de jeunes hommes célibataires, – ce qui n’est pas sans incidence sur la démographie -, qui émigrèrent principalement à Cuba, mais aussi dans tous les autres pays d’Amérique du sud comme Puerto Rico, le Brésil, l’Argentine et le Mexique dans la première partie du XIXe siècle.
Heureux qui comme Ulysse…
C’est bien le noble sang d’Ulysse et de ses compagnons qui coule dans les veines de ces aventuriers poussés à l’exil, soit par la misère et le dur désir de survivre, soit par le mirage persistant de l’Eldorado, mais qui toujours portèrent fiché au cœur l’amour vertigineux de la Catalogne perdue, rêvée, passionnément voulue. Si longtemps emportée en rêve que beaucoup y sont revenus, porteurs de fortunes diverses mais presque toujours enrichis, de retour à des années de distance, comme le roi d’Ithaque rentrant enfin au port.
La force du destin
Il est impossible d’imaginer ce qu’aurait été le destin de la Catalogne si elle n’avait été privée pendant presque deux cents ans de commerce avec les Amériques par interdiction royale : les rois catholiques durent en avoir l’intuition, et c’est elle qui a motivé sans aucun doute cette funeste décision. Toujours est-il que ladite autorisation à peine récupérée, les ports de la Costa Brava et de la Costa Daurada se couvrent de chantiers navals et que les ports de pêche se transforment en ports de commerce ouverts aux vents du large. Avec les lointaines colonies, on échange du fer, des armes, du liège, de l’huile, du vin, des tableaux de maître, du corail, des céramiques contre du coton, des bois nobles, des peaux, du sucre, du tabac, du café ou du rhum.
L’héritage des Indiens
Armateurs, marins, paysans, tout le monde profite de ce commerce juteux qui s’installe et les Catalans commencent à créer en outremer de véritables comptoirs qui sont autant d’avant ponts pour l’immigration et la fondation d’entreprises en outremer. La crise qui se profile aura raison de cette prospérité insolente : les guerres napoléoniennes, la catastrophe du phylloxéra, les conscriptions de la guerre de Cuba, l’effondrement des coûts du corail, se croisent pour pousser au départ des milliers de jeunes hommes. Ceux qui reviendront, et ils seront très nombreux, auront à cœur de participer à l’enrichissement de leur terre et de leurs concitoyens. Ils nous laissent aujourd’hui un sublime héritage moral, bâti, musical, littéraire et dans une certaine mesure, philosophique.
Des demeures coloniales
Pour ce qui est du patrimoine bâti, les Indians ont eu à cœur de reproduire en Catalogne ce qu’ils avaient connu ailleurs : ils dotèrent donc leurs villages d’origine de grandes maisons coloniales à colonnades, à arcades, entourées de jardins luxuriants et décorées de fresques ou de céramiques murales qui représentent des paysages d’outre-mer. Cette architecture coloniale qui évoque irrésistiblement La Havane, s’étend sur la côte de l‘Empordà et le nord de la Costa Daurada dont elle constitue aujourd’hui un signe distinctif à forte plus-value touristique.
Des chants mâtinés d’Afrique
Mais le patrimoine immatériel n’est pas en reste. En musique, l’influence des Indians a produit deux faits majeurs : les havaneres et la rumba catalane, tous deux indissociables aujourd’hui de la tradition du pays, au même titre que la Sardane par exemple. La havanera est un genre musical issu de la Ida y Vuelta, qui naît au XIXe siècle sur une base de contredanse modifiée par les apports africains des musiciens cubains. Le tout donne lieu à des chants de marins un brin mélancoliques, chantés par des ensembles vocaux strictement masculins qui se sont longtemps produits dans les tavernes, avant de conquérir leurs lettres de noblesse. Des tavernes, elles gardent la belle tradition du « cremat » ce rhum flambé directement venu des îles. De son côté, la rumba catalane est la rencontre du flamenco pratiqué par les communautés gitanes et de ces mêmes rythmes africains, caractérisée par la naissance de la célèbre technique du ventilador qui fait de la guitare un instrument à percussion. Les arts plastiques n’échappent pas à cette vague coloniale qui dicte des motifs picturaux exotiques, souvent influencés par les cultures autochtones.
Un art de vivre
Mais surtout, les Indians ramènent de leurs voyages lointains tout un art de vivre, des saveurs d’épices, une ouverture d’esprit, et pour beaucoup, des tendances humanistes qui vont les conduire à faire profiter leurs concitoyens de tout ce qu’ils ont acquis : on ne compte plus les institutions d’éducation gratuite, les dispensaires, les bibliothèques, les systèmes de paiement de dot aux filles pauvres créés par ces généreux mécènes. Il ne fait aucun doute que l’influence des jésuites, si forte en outremer a beaucoup joué dans cette détermination caritative. Beaucoup d’Indians ont en outre fondé des entreprises, notamment autour de la vigne et de la vente de vin, réussissant le plus souvent à les rendre florissantes et productives pour le plus grand bénéfice des populations.
Un patrimoine à redécouvrir
Longtemps, ce patrimoine a fait partie du paysage, sans que l’on s’en soucie vraiment. Il a fallu la création d’un magnifique itinéraire, la Route des Indiens, pour qu’une douzaine de municipalités s’associe pour étudier et mettre en valeur cet héritage original qui a souvent totalement modifié la physionomie des ports et des villages : Arenys de Mar, la ville de Salvador Espriu, Begur, siège de la fameuse Fira dels Indians, Blanes où un Indià inventa le cava, Cadaquès, Calonge, Lloret, Palafrugell, Sant Andreu, Sant Pere de Ribes, Torredembarra et Vilanova i la Geltrú ont ainsi créé la Xarxa de Pobles Indians, un site idéal pour organiser une errance bienheureuse sur les traces de ces hommes courageux partis tenter leur chance, sans jamais oublier la terre qui les a vus naître.www.rutadelsindians.com
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