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AMPOSTA, MIROIR DES EAUX

01 Avr AMPOSTA, MIROIR DES EAUX

Par leur simple situation géographique, certains lieux s’imposent comme des portes, des points de passage, et donc, de jonction entre deux espaces. La petite ville d’Amposta, dont le pont jeté sur l’Èbre signe l’identité, est de ceux-là. Il suffit de passer le fleuve pour se retrouver dans un autre monde.

Au départ, Amposta était l’un des quatre avant-postes fondés par la capitale de la Région, Tortosa pour contrôler le trafic maritime et fluvial. Dominé au loin par les montagnes de la Serra del Montsià, le village s’inscrit depuis 1983 dans le Parc Naturel des Terres de l’Èbre, un territoire résolument marqué par les eaux, sillonné de chemins étroits, de canaux et de rizières doux à longer. Suspendues comme des hirondelles sur la ligne presque imperceptible qui matérialise ces passages à pied sec, de petites maisons blanches souvent flanquées d’une citerne dansent sur l’horizon, étranges notes répétées sur la portée incertaine, ponctuées de vols d’oiseaux. De temps en temps jaillit un bosquet d’eucalyptus, juste une touche verte, lumineuse. Toute la côte est constellée de lagunes peuplées de roseaux, comme celle de l’Encanyissada, hérissée de miradors de bois sur pilotis comme autant d’étranges échassiers, paradis des ornithologues, des photographes et des amoureux de la nature. Les flamants roses, blottis les uns contre les autres, dessinent des sortes de boules rose pâle, flottantes et cotonneuses. Parfois surgissent, du fond des eaux mêlées aux fortes fragrances d’iode, des sources vives et douces comme à Ulls del Baltazar où elles donnent naissance à un peuple sauvage de nénuphars exubérants. Un pays étrange, qui évoque à la fois les espaces méditerranéens de la Camargue et l’immensité de la Baie de Somme, suspendu entre le fleuve et la mer, comme si la terre, l’homme donc, y était simplement tolérée par des siècles d’éternité préalables. Le nom même d’Amposta, Amni Imposita, signifie « posée sur le fleuve »… Un pont suspendu de 14 m de haut et 134 m de long, entièrement en béton armé, largement inspiré de celui de Brooklyn, unit les deux rives de l’Èbre. Un symbole qui subsiste dans les mémoires. Joaquim, quatre-vingts ans, se souvient : « toute la population a dû être évacuée à cause des Italiens. On ne savait pas si on pourrait revenir ». L’aviation de Mussolini, venue en appui de l’armée franquiste, a effectivement bombardé la ville en 1938 ! Amposta, construite autour de son château dont il ne reste pas grand-chose à visiter, si ce n’est l’emplacement, devenu site de fouilles archéologiques, perché sur la haute rive de l’Èbre, possède quelques très belles maisons modernistes, dotées d’ornements floraux et de belles rambardes de fer forgé, comme la Casa Carvallo, la Casa Fàbregas, la Casa Morales-Talarn ou la maison du notaire. L’église est du plus pur style baroque. Pour la petite histoire elle fut transformée en marché pendant la guerre civile ! Le marché municipal, le vrai, est un beau bâtiment créé en 1947 par l’architecte local Ubach-Trullas.

D’eau et de vent

Il vaut principalement le détour par ses insolites vitraux représentant la faune, la flore et la culture du riz du delta, et surtout la foule bigarrée qui s’y presse dans un joyeux désordre. L’explosion démographique du village initial date de la construction du canal sur la rive droite de l’Èbre. Il permit, entre 1850 et 1900, de doubler la surface cultivée en captant en amont, aux alentours de Xerta, de la bonne eau douce non pervertie par la proximité de la mer. En parallèle, le village s’est étendu et possède même son « eixample » (à l’instar du célèbre quartier de Barcelone). C’est aujourd’hui une petite ville pleine de vie qui concentre ses commerces dans sa partie la plus ancienne et dont les quartiers périphériques ont fini par longer le canal, puis peupler l’espace entre le canal et le fleuve. La ligne fluviale d’Amposta, qui mêle éléments contemporains et médiévaux est unique en Catalogne et vaut bien le crépitement de vos smartphones ! Ici, on ne produit pas que du riz, même si l’on devine qu’il façonne le paysage auquel il impose ses propres saisons. De temps à autre, l’œil capte au loin, au milieu des eaux, un embrasement, une floraison de fuchsia et de teintes saumonées qui semblent ensanglanter les eaux. Ce sont les salins, qui produisent l’un des meilleurs sels du monde, extrêmement prisé des tables étoilées, l’égal de son célèbre cousin atlantique, le sel de Guérande. C’est aussi ici que naissent les belles huîtres du Delta, charnues et douces, qui tiennent la dragée haute aux meilleures huîtres françaises. Autour des maisons, de petits jardins, souvent simplement peuplés d’orangers ou de mandariniers, apposent un sceau indubitablement méridional.

Une nature grandiose

Les agrumes, et notamment les clémentines sont une des plus importantes productions locales. Se promener à pied ou à vélo au cœur de ces paysages est presque un must. Il faut dire que tout est fait pour favoriser la découverte tranquille. En contrebas de la ville, à l’embarcadère, une agro-boutique et un bureau de location de vélos vous attendent. Idéal pour acheter des bières artisanales, des huiles issues des oliveraies millénaires de l’arrière-pays, du riz, et surtout pour prendre la route des lagunes ou celle des chemins de halage. Le paysage est plat, toutes les générations peuvent donc en profiter sans fournir d’efforts démesurés et se laisser gagner par le charme puissant de ces noces sans fin entre la terre et les eaux. Comme nous l’explique Pep, le patron du café proche de l’Office de Tourisme : « Autrefois, les moulins à huile étaient disséminés dans toute la campagne et se chargeaient aussi de la fabrication du savon. Il n’y avait que les familles riches qui possédaient leur propre pressoir ! ». Encore aujourd’hui, il n’est pas rare de voir trôner dans les pièces attenantes aux cuisines une grande jarre de terre remplie de l’or vert, liquide indispensable à la gastronomie locale, qu’il s’agisse de confectionner le délicieux pastissets à base de cheveux d’ange, les beignets de fleurs de courgette arrosés de sucre ou de miel et bien sûr le xapat d’anguille, hommage aux eaux mêlées du fleuve et de la mer ! En ville subsistent le moulin de Miralles dont on peut encore admirer le mécanisme et l’ancien moulin à riz, El Moli Arrosser de Cercòs, construit en 1910 entre canal et Èbre. Le bâtiment a été transformé en bibliothèque mais on peut encore voir la bascule à peser les camions et la grande cheminée. Au cœur de la lagune s’élève la Casa de Fusta,  (maison de bois), c’est-à-dire le musée du Parc Naturel du Delta. Un curieux chalet canadien, fait de rondins, peint en vert, initialement créé par des chasseurs qui en avaient fait un refuge. Rien de mieux pour tout savoir sur l’inondation des champs de riz, son repiquage, sa moisson, mais aussi, sur la multitude d’oiseaux, de poissons, d’insectes qui peuplent cette zone si particulière. Au passage se dessine la vie rude des paysans-sauniers, souvent pêcheurs d’occasion. Une vie dévolue au travail, mais totalement en phase avec les cycles naturels, soumise aux crues du fleuve et aux grains de mer. à quelques kilomètres d’Amposta, s’élève sur une petite butte, la Torra de la Carrova, une tour de guet qui contrôlait la navigation sur le fleuve. Ibères, Romains, Arabes, seigneurs chrétiens, tous ont eu en commun cette obsession : contrôler l’Èbre !

Ici on parle « Èbrenc »

Un joli point de vue s’offre à vous, qui n’est pas sans rappeler certains paysages flamands, tant le jeu de transparences finit par brouiller les pistes, si bien qu’on ne sait plus qui, du reflet ou du paysage, est vraiment réel. Le long de la mer, vers le nord, la côte rocheuse se creuse d’anses profondes bordées de pinèdes, tandis qu’au sud, vers le fleuve, les plages s’allongent au soleil, larges et douces. Tout invite ici à la nonchalance. à son jeu de miroir avec la Camargue, cette terre ajoute la culture bovine, avec « une tradition de raseteurs qui n’a rien à voir avec la mise à mort des corridas, ici on respecte les taureaux » comme nous l’explique Xavi. La présence des eucalyptus dont la chevelure légère oscille avec le vent, ajoute au sentiment de liberté que respirent les paysages. Selon Eva, une liberté de plus en plus menacée : « Tous les ans, la mer mange un peu plus de nos rizières. Notre surface cultivable diminue et ça menace notre équilibre économique. La cabane de mes beaux-parents qui était à 1,5 km de la mer il y a trente ans est maintenant carrément sur la plage. On est inquiets pour l’avenir, on a peur de voir disparaître tout un univers ». De retour de vos pérégrinations, Amposta vous offre son hospitalité tranquille, le charme de ses petites rues, et, dans les boutiques, la mélodie de son accent. Quand on leur fait remarquer que leur parler tire un peu sur le valencien, les habitants répondent fièrement comme Jordi, le portier de l’hôtel : « ici on parle Èbrenc ». Èbrenc, c’est-à-dire la langue de l’Èbre, dictée par le fleuve roi qui s’élargit sous l’ombre du pont, immuable. Celui-là même qui a vu passer les siècles et les occupants, et doté Amposta de son patrimoine agréablement contrasté. Une ville pleine de couleurs, de saveurs, d’odeurs, la petite capitale d’un vaste empire de lagunes, de dunes et de rizières, de villages insulaires, de myriades d’oiseaux. Une pépite à découvrir et à aimer sans modération.

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