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LA CATHÉDRALE DE LA MER

30 Jan LA CATHÉDRALE DE LA MER

Massive, énorme, elle impose sa présence au détour d’une ruelle. Une montagne de pierre et de foi posée à quelques encablures des rambles et de la mer, à la fois citadelle et palais. Un vaisseau minéral ancré en lisière des antiques murailles de Barcelone, peuplé de légendes et de hauts fait. Santa Maria del Mar.

ca2La cathédrale du peuple

Il y a six cents ans tout juste, un peuple laborieux de débardeurs (les fameux bastaixos, les dockers d’antan), de petits commerçants, de pêcheurs, d’artisans et de marchands en tous genres, se bousculait dans ces rues étroites. C’était le temps de la grande prospérité de Barcelone, le temps de l’empire méditerranéen de la Catalogne. La noblesse et la grande bourgeoisie construisaient palais et hôtels particuliers et rendaient grâces dans l’écrin de la grande cathédrale. Le peuple, miséreux, écrasé de travail et de taxes voulait son église, mieux, sa propre cathédrale.

Une chaîne humaine

Sur place subsistaient alors les ruines d’une très ancienne nécropole chrétienne qui conservait les reliques de Sainte Eulalie. C’est là que l’architecte Berenguer de Montagut, assisté du maître d’œuvre Ramon Despuig, décida de construire cette église de la mer, avec des matériaux de fortune, achetés par les dons des marchands, en dirigeant des gens du quartier totalement bénévoles : la première pierre fut posée en 1329. L’idée semblait totalement folle, mais elle reposait sur le désir profond du petit peuple, sur sa volonté d’ériger une immense prière de pierres. Alors se créa une fantastique chaîne humaine, qui dura plusieurs décennies, en tout 55 ans. Cela peut nous sembler énorme, mais pour un tel chantier, c’est étrangement bref.

A dos d’homme

Jamais l’expression « apporter sa pierre à l’édifice » n’eut davantage de sens. En ce temps-là, les collines du Montjuich abritaient des carrières. Grâce à une autorisation spéciale du comte-roi Pere III, et au soutien des autorités ecclésiastiques, des centaines d’hommes et de jeunes garçons entreprirent donc d’y arracher des blocs de pierre, puis de les acheminer pour construire l’église. Il fallait se rendre sur place sur des esquifs de fortune, gravir la montagne, charger les pierres à dos d’homme, les ramener par la mer, pour enfin les décharger sur le port. Un travail de titans et de fourmis à la fois. Il fallut cinquante ans pour que puisse être posée la dernière clef de voûte, celle qui surmonte la porte principale et porte le blason de la ville de Barcelone ! Mais quel résultat ! Le 15 août 1984, jour de l’Assomption, Père Planella, évêque de Barcelone, consacra la nouvelle basilique.

Quintessence gothique

Entrer à Santa Maria del Mar, c’est entrer en dialogue avec ces milliers de mains qui ont posé, une à une, ces belles pierres blanches. La grandeur semble sourdre d’un cœur minéral. Trois nefs immenses, que l’espacement des piliers unifie, démentent l’impression de lourdeur de la façade. Tout est élévation gracile. L’austère gothique catalan trouve ici son expression la plus pure et la plus émouvante. Nous sommes dans l’église du petit peuple de la Ribera. Le tremblement de terre de 1428, le terrible siège de 1714 et les bombardements de la guerre d’Espagne n’ont pas eu raison de cette cathédrale de la mer, née de la sueur et des larmes. Nous sommes sur une terre de résistance.

ca3Fleurs de lumière

Une foule cosmopolite et étrangement silencieuse circule sous les nervures gracieuses des voûtes, essayant de déchiffrer les vitraux, à la recherche peut-être, de l’écusson du Barça, qui fait partie des donateurs. Quelques badauds contemplent le vitrail mystérieux dédié aux Jeux Olympiques. D’autres encore sont bouche bée devant la beauté de la rosace, mystérieuse fleur de corail qui nimbe l’ensemble d’un dégradé de roses.

Sauvée des flammes

Devant l’autel, un bas-relief représente deux débardeurs convoyant un bloc de pierre. Aux marches de l’une des absides venait mendier le fondateur de l’ordre jésuite, Ignace de Loyola. Dans une autre trône le Christ, seul rescapé du terrible incendie de 1936, qui dura onze jours et détruisit notamment le magnifique retable baroque. Seule la hauteur des voûtes permit de préserver les vitraux de l’éclatement. Nous suivons un groupe de passionnés d’un autre type : ils sont venus retrouver l’atmosphère du roman d’Ildefons Falcones, « la cathédrale de la mer », et vivre le quartier tel qu’il était il y a sept cents ans.

Des toponymes hauts en couleur

Nous leur emboîtons le pas, le long des ruelles étroites, sinueuses, que l’on devine inchangées. Les maisons, serrées, aux rares ouvertures, semblent se bousculer pour ouvrir leurs fenêtres sur cet horizon limité. Les noms des rues parlent d’eux-mêmes : rue des vitriers, des dinandiers, des forgerons, des cordiers… Rien n’a été trahi car les boutiques sont toujours là et tiennent davantage de l’échoppe médiévale que des magasins branchés. Une venelle attire notre attention : carrer del malcuinat (rue de la malbouffe) : c’est là que se tenait la soupe populaire, le resto du cœur de ces temps de crise si semblables au nôtre. On imagine sans peine la soupe malodorante qui devait être servie…

Un quartier contrasté

Comme un écho, une autre venelle porte le nom de carrer de les mosques, rue des mouches. On y stockait les ordures du marché tout proche… Nous sommes aussi à deux pas de la rue des cambistes, carrer del canvi vell, où se tenait la table de change de Barcelone, la toute première d’occident. A deux pas aussi de la place du Born où se déroulaient les tournois de chevalerie. Il suffisait alors d’un détour de venelle pour changer de monde et de classe sociale. Les morts n’échappaient pas à la règle, il fallut qu’un certain Don Marcús fasse don d’un terrain pour que leurs dépouilles puissent reposer dans le quartier !

ca4Une époque peu riante

Rappelons que nous nous trouvons juste à côté des anciens remparts. Et quand on dit anciens, ils datent de la Barcino antique ! C’est là, juste devant la Loge de Mer, dernier bâtiment avant les flots, que se tenait la cinquième potence de Barcelone, la quinta forca. A l’époque, les entrées des villes étaient décorées de pendus que l’on laissait en place une bonne quinzaine de jours, histoire de dissuader d’éventuels délits : il était bon que de mer, aussi, ils soient visibles, une fois dépassée l’île de Maians, qui fermait le port, là où se trouve aujourd’hui la Barceloneta.

La Ribera

Ce quartier s’appelait alors la Ribera, du nom du canal comtal détournant les eaux du Besós qui le traversait. Moulins, peausseries, fabrication de cordages pour alimenter les chantiers navals tout proches, pendant trois siècles, la Ribera sera le poumon économique de la ville, celui qui assiste à l’irrésistible ascension sociale d’une nouvelle classe bourgeoise, comme c’est le cas pour le héros du roman d’Ildefons Falcones, Arnau, qui finira par habiter rue Montcada, avec l’aristocratie.

Un quartier martyr

La partie la plus populaire du quartier, celle des débardeurs et des pêcheurs, a été presque entièrement rasée par le sinistre Philippe V, après avoir été bombardée sans relâche depuis le Montjuich, puis partiellement remplacée par le parc de la Citadelle. Nous marchons en fait sur un énorme cimetière, matérialisé par le terre-plein du Fossar de les Moreres, juste devant Santa Maria del Mar, haut lieu de pèlerinage des Catalans depuis 1715. Des dizaines de touristes prennent la photo de ce petit espace pentu, dont la sobriété renforce le symbolisme.

Juste retour des choses

Aujourd’hui, la Ribera a pratiquement disparu pour laisser place au Born, devenu le quartier le plus branché de la ville. Et le plus animé, bon sang ne saurait mentir ! Comme autrefois, des Barcelonais affairés pressent le pas, des grappes de gens en pleine conversation ralentissent le passage et les terrasses des cafés et restaurants sont bondées. Seule nuance, le déploiement des structures culturelles et des musées, dont le plus célèbre, le musée Picasso : que l’on soit fashionista, amoureux des arts, gastronome ou noctambule, l’épicentre des réjouissances, c’est ici, dans ce triangle d’or entre la mer, le quartier gothique, les rambles et le parc de la Citadelle.

Clic-clac

Nous remontons la rue Montcada : le petit peuple a laissé place à la bourgeoisie. Les palais gothiques se succèdent, avec leur cour intérieure sur laquelle donnaient cuisines et étables, leur premier étage en loggia. L’assistance frémit : pas de doute c’est bien dans le palais, devenu le musée Picasso, que le héros du livre a habité : tout le monde prend la photo avec ferveur. A moins que ce ne soit celui d’à- côté, dont l’escalier est un peu plus haut. Ou le suivant, avec sa galerie d’ogives. Un bis pour les crépitements des flashs ! Etonnante cette passion pour des héros de fiction…

Les voix du ciel

En revenant vers la basilique, petit arrêt dans une ruelle. En levant la tête, on voit les énormes cloches, suspendues dans un clocher secondaire : elles étaient trop lourdes et ont dû être déplacées. Justement, elles sonnent, graves et mélodieuses. Ce chant inattendu, c’est, à travers les siècles, les guerres, les épidémies, celui de tous ces gens, autrefois immigrés de tous les coins de Catalogne pour travailler à la Ribera, aujourd’hui en provenance du monde entier pour embrasser le destin de Barcelone ; la voix des humbles, des sans-grade, dont le travail et la foi ont donné naissance à ce rêve de pierre et de lumière.

Sublime

Un dernier coup d’œil à la magnifique façade blanche, avec ses deux clochers octogonaux, son portail et son immense rosace. La basilique règne sur les rues alentour, elle accueille encore les marins qui pénètrent dans le port de la Barceloneta et semble prendre dans ses bras, en bonne mère, ces centaines de curieux venus admirer la pureté de son gothique catalan. Le vrai personnage du quartier c’est elle, tutélaire, aimante, protectrice, qui veille sur la sépulture des espoirs catalans. Le soleil, en jouant avec ses vitraux, embrase parfois le Fossé de les Moreres d’une flamme dansante qu’aucun vent ne saurait éteindre.

La table de change

En 1397, le Conseil de Cent jugea utile de créer une table des changes où devraient s’effectuer tous les dépôts d’argent disponible et à venir, et où seraient conservés les bénéfices résiduels des impôts et des intérêts perçus par la ville. Cette table de change se caractérisait par la solvabilité de ses opérations et la sécurité de ses dépôts. La même formule fut appliquée dans toute l’Europe. C’est l’ancêtre des banques que nous connaissons aujourd’hui. Et elle fut inventée en Catalogne.

La quinta forca

En français populaire, on envoie les gens au diable. En français plus châtié, les chevaux et coureurs reviennent du diable vauvert, tandis que les gens que l’on maudit sont voués aux gémonies. Pour indiquer cette distance maléfique, le catalan vous envoie à la quinta forca, c’est-à-dire à la cinquième potence de Barcelone, celle qui accueillait les bateaux pour édifier les marins et les dissuader de commettre des délits : la potence de la Ribera !

Un roman populaire

Dans le roman de Ildefons Falcones, le héros et son père accompagnent l’ascension sociale du quartier et participent activement à la construction de Santa Maria del Mar, d’autant que la vraie mère du héros est la vierge en personne. Un roman picaresque à lire comme une fresque gothique, une épopée médiévale et une plongée dans le quartier d’autrefois, à travers un imaginaire encore médiéval. Haletant et passionnant, c’est un vrai roman populaire.

Les reliques de Sainte Eulalie

Là où s’élève aujourd’hui Santa Maria del Mar s’élevait autrefois une basilique paléochrétienne, probablement construite elle-même sur les vestiges d’un temple romain. La basilique contenait les reliques de Sainte Eulalie de Merida, vierge et martyre. Les précieux restes furent transportés en grande pompe jusqu’à la cathédrale de Barcelone, qui porte le nom de la sainte, et qui était l’église de la noblesse et de la grande bourgeoisie.

2 Commentaires
  • Devaux
    Posted at 19:06h, 08 février Répondre

    Merci, de ces précisions, après avoir vu le film sur netflix dernièrement , qui m’a énormément plu javais besoin de replonger dans cette periode plus que difficile, un vrai régal, bravo

  • Bourdel
    Posted at 12:29h, 30 juillet Répondre

    Très belle histoire d’une époque où dire que la vie était difficile est un doux ephemisme.
    Le film sur Netflix m’a permis de découvrir cette histoire.

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