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La Côte de Corail

04 Juin La Côte de Corail

La Côte Vermeille et la Costa Brava ont bien failli avoir un autre nom : « La Costa del Corall », en hommage à cet or rouge qui fit la richesse de nos côtes, de Collioure à Palamós. Retour sur une histoire méconnue.

Le mot latin pour corail, Corallium signifie « fille de la mer », c’est dire si les Romains le connaissaient ! Dans l’Antiquité, les hommes lui attribuaient des propriétés curatives et magiques, sans doute liées à son aspect mystérieux. Le corail servait alors d’amulette protectrice contre les maladies et le mauvais sort, et il n’était pas rare que le défunt se trouve paré de bijoux de corail pour entreprendre son dernier voyage. D’ailleurs l’iconographie chrétienne continuera d’utiliser le corail comme porte-bonheur.

Un véritable or rouge

Le processus de calcification que subit cet étrange organisme, dont on sait aujourd’hui qu’il s’agit d’un animal multicellulaire, permet de le couper, de le polir et de le ciseler à volonté. Aussi, a-t-il été utilisé de tout temps en joaillerie, sans interruption et dans le monde entier, s’adaptant à toutes les époques et toutes les modes. Et comme il était relativement rare et difficile à pêcher, il devint rapidement un produit de luxe qui enrichissait ceux qui le récoltaient, ceux qui le vendaient et ceux qui le travaillaient. Les Phéniciens, les Grecs et les Romains exploitaient déjà nos mers occidentales pour récolter cette richesse rare. Les Grecs établis à Empúries en faisaient déjà commerce dans toute la Méditerranée. Les troubadours parlaient du corail comme d’un ornement exquis, et multipliaient les métaphores sur la couleur des lèvres de leurs gentes dames, « rouges comme le corail ». Dans les inventaires des héritages des XVIIe et XVIIIe siècles des maisons les plus aisées, on trouvait des bijoux de corail aux côtés des bijoux en or.

Le corail, ce bijou

Pendant plusieurs siècles, le corail était si précieux qu’un kilo de corail équivalait à un kilo d’or et qu’il pouvait servir de ce fait de monnaie d’échange. On croyait alors qu’il s’agissait d’une sorte de fleur pétrifiée que l’on traitait conséquemment comme une pierre précieuse ou semi-précieuse. Il faudra attendre le milieu du XIXe siècle pour apprendre qu’il s’agit tout simplement d’un animal ! Dès le XIe siècle, nous trouvons des occurrences sur la pêche du corail sur nos côtes. Tout semble indiquer qu’elle n’a jamais cessé entre le départ des Romains et le début du système féodal, mais elle ne prend de dimension économique réelle que deux siècles plus tard.

Un privilège catalan

Pendant la période gothique et l’extension de la thalassocratie catalane sur l’ensemble des côtes méditerranéennes, les Catalans, leaders du marché, obtinrent le monopole mondial de la pêche, du conditionnement et du commerce du corail dont Barcelone, premier port de la Méditerranée après la Sérénissime, était alors l’épicentre. Ce privilège permit le développement d’une véritable industrie. Le corail faisait l’objet de marchés comparables à ceux des métaux précieux et participait à l’expansion d’une joaillerie de tout premier plan, portée par un savoir-faire ancestral remarquable et reconnu. Au XVIIe et XVIIIe siècles, le corail devint même la principale ressource financière, avant la pêche et la vigne, pour les villages de Cadaquès, de l’Escala ou encore de Begur, tous trois situés sur des zones corallifères, et aussi sur la Côte Vermeille, moins exploitée mais très riche en bancs de corail. On le ramassait en abondance autour des îles Formigues, entre Palamós et Calella de Palafrugell, aux Iles Mèdes, devant l’Estartit, dans la « Cova Rosada » à laquelle il donne son nom ou encore autour du Cap de Creus. La pêche du corail était si répandue qu’elle donna naissance à un verbe, fréquent « corallajar » !

Une ressource épuisable

Pourtant, le meilleur reste à venir. Il survient au XIXe siècle et sa capitale incontestée est Begur. Mais bien sûr, le fragile corail ne s’accommode pas de la pêche intensive. Une fois épuisées pour un temps les ressources locales, nos pêcheurs s’aventurèrent vers le nord de l’Afrique où les réserves étaient énormes malgré le danger représenté par les Arabes et les pirates, toujours prompts à se saisir des cargaisons et souvent de leurs occupants, et une concurrence italienne de plus en plus féroce depuis qu’au pied du Vésuve, des artisans fabriquaient des camées qui demandaient beaucoup de corail. Il faut dire que ce genre de considération pesait peu, puisque l’or rouge leur donnait l’assurance de faire fortune rapidement, ce que peinait à faire la pêche artisanale de leurs pères.

Techniques très chères

Les Anglais, les Français et les Italiens achetaient du corail pour faire du troc avec les noirs d’Afrique. Leurs principaux marchés étaient alors le Proche Orient et les côtes de Guinée. Pourtant, longtemps, la pêche du corail était une véritable aventure et même un sport extrême. Il existait en effet deux façons principales de pêcher le corail, à savoir au filet, par raclement, ou par plongée en allant sectionner directement les branches de façon individuelle. Traditionnellement, on utilisait un filet assez solide, nanti d’une sorte de croix de métal assez grossière destinée à racler les fonds, la « corallera » que l’on chargeait sur une embarcation assez légère à voile latine, souvent de simples llaguts gréés.

Servi par le progrès

Évidemment, la méthode était assez sauvage, l’outillage était extrêmement lourd et requérait à la manœuvre un équipage de quatre hommes au moins. De plus, on ne conservait que 20 % environ du corail arraché, le reste partant irrémédiablement vers les fonds, perdu à jamais. Un vrai gâchis quand on sait que chaque année, les brins de corail ne poussent que de 3 à 5 mm ! La plongée en apnée, plus dangereuse, permettait au contraire de préserver les bancs en ciblant la cueillette et donc, en quelque sorte, de garantir l’avenir du corail et celui des coraliers. Au début du XXe siècle, les Grecs, excellents plongeurs depuis la nuit des temps, sont arrivés sur nos côtes pour construire des ports et des jetées à la demande du gouvernement espagnol. En découvrant le corail, ils ont redonné ses lettres de noblesse à cette pêche en utilisant, dès 1860, un nouvel outil, le scaphandre semi-autonome, notamment à l’Escala, qui s’avéra pionnière en la matière. L’équipement était lourd, le plongeur portait un habit étanche et recevait de l’air par un tube relié à une bonbonne qui se trouvait dans l’embarcation.

Prisée des plongeurs

Il communiquait avec ses compagnons au moyen d’une corde et d’un code rudimentaire. Ces plongeurs pouvaient travailler plus de 4 heures à 30 mètres de profondeur, mais le métier n’était pas sans danger. Au contraire, l’absence de contrôle de la pression était à l’origine de très nombreux accidents, qui se concluaient le plus souvent par la mort du plongeur et décourageaient les vocations. On retrouve ici un véritable héros catalan, Narcis Monturiol, qui voulut créer en partie son sous-marin « Ictinéo » pour alléger le labeur des plongeurs. En fait, c’est de France que viendra la solution, bien tardive, avec l’invention, par le Commandant Yves Cousteau, dans les années cinquante, du scaphandre autonome. Maintenant, les scaphandriers plongent à 100 m et le corail laissé par les artisans d’autrefois ne leur échappe pas.

Un appoint apprécié

Curieusement, au nord, la pêche du corail n’a jamais eu, après le traité des Pyrénées, de vraie dimension commerciale, les pêcheurs paysans se consacrant en général à la vigne et à l’anchois. Elle a plutôt relevé d’un système D, individuel, pratiqué par les plongeurs qui a permis à quelques débrouillards de s’enrichir à peu de frais. On note dans les testaments des vieilles familles paysannes, la présence de bijoux de corail qui indiquent une poursuite au moins artisanale de l’activité. Il faut dire que ce corail de la Côte Vermeille se trouve à 20 m à peine au-dessous de la surface, car les eaux sont relativement troubles et les falaises présentent d’innombrables anfractuosités. Toujours est-il qu’aujourd’hui, ces prélèvements intempestifs l’ont conduit à une situation comparable à celle de son frère du sud, c’est-à-dire voisine de l’épuisement. Pendant plus de neuf siècles, la côte qui relie Palamós à Collioure a vécu au rythme des précieuses branches rouges qui fondaient son identité culturelle unique.

Gloire maritime

Josep Pla avait raison, la mémoire a besoin de repères. L’appellation Costa del Corall aurait permis de conserver vivant le souvenir de générations de pêcheurs, de la gloire maritime de la Catalogne, de la présence des Phéniciens, des Grecs ou encore des Romains. Elle aurait été porteuse d’un zeste d’exotisme tout en brandissant sa catalanité.

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