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Le triangle au-delà du réel d’un “géomaître” nommé Dalí

13 Mai Le triangle au-delà du réel d’un “géomaître” nommé Dalí

Figueres Púbol Portlligat : la sainte Trinité de la religion dalinienne ? N’en déplaise aux défenseurs du dogme et aux amateurs de pèlerinages préformatés, la géographie affective et créative de Salvador Dalí se joue des géométries lisses et parfaites pour s’approprier l’ensemble du continent vert que dessinent les Albères.
Aucun doute. Pour Salvador Dalí, le centre de l’univers restera pour toujours Figueres. Certes, elle est sa ville natale mais elle est surtout la gardienne ultime de son œuvre. Pour offrir un écrin à la hauteur de cette sainte mission, le maître achète, dans les années 60, le théâtre de la ville. Dalí a pour ce théâtre abandonné, ruiné par les bombardements constants de l’aviation fasciste, dans les dernières semaines de la Guerre Civile, une grande ambition : « en faire le plus bel objet surréaliste du monde ». Et ceci, proclame le peintre, pour trois raisons : « la première, parce que je suis un peintre éminemment théâtral, la seconde parce que le théâtre se trouve devant l’église où j’ai été baptisé et la troisième, parce que c’est précisément dans la salle du vestibule du théâtre que j’ai fait ma première exposition de peinture ». Le théâtre de Figueres a révélé le génie de Dalí, Dalí révélera son existence au monde. Depuis son inauguration en septembre 1974, le Teatre-Museu Salvador Dalí a reçu des millions de visiteurs, venant de tous les continents, pour admirer la riche sélection des 4 000 œuvres qu’il conserve.

DAli3Portlligat : de la naissance au génie de l’enfance

Durant la période estivale, le centre de l’univers se déplace à Portlligat. Avec ses parents, le petit Salvador Dalí rallie la crique située entre Cadaqués et le Cap de Creus. La beauté des paysages côtiers déchirés, la force d’attraction d’une nature restée sauvage, presque inquiétante, excitent l’instinct de l’enfant. Chaque rocher se détache, en contraste avec les ciels lavés de l’Empordà, pour donner à lire son identité réelle, son allure humaine, vivante, vibrante. Si ces visions en trompe-l’œil révèlent avant la lettre le destin surréaliste de Dalí, ce dernier choisira comme résidence principale Portlligat pour une autre raison : l’amour. En effet, le petit port de pêche abritera les amours naissantes de Dalí pour Gala. L’artiste et sa muse y trouveront refuge après avoir été, tous deux, chassés de la maison de Figueres, par un père trop autoritaire et peu enclin à accepter cette relation d’un autre type. De l’enfance à l’âge adulte, Portlligat fait de Dalí un homme. Il transforme la petite maison de pêcheur en atelier-résidence pour y réaliser une partie importante de ses œuvres sous le regard bienveillant de son égérie.

Dali4Castell Púbol : Gala et ses hommes

Dans les années 70, Dalí veut offrir un château à sa seule et grande inspiratrice : Gala. Il fait l’acquisition du château médiéval de Púbol, situé sur la commune de La Pera. Il se lance alors dans la réalisation d’un monument entièrement consacré à la gloire de sa muse. Chaque tableau, objet, tapisserie, meuble, ouvrage qu’elle lui inspire trouve sa place dans le palais personnel et exclusif de la belle. Loin d’être une belle au bois dormant, Gala fait du château de Púbol sa garçonnière. Dans ses appartements, tout aussi dalinien qu’ils puissent être, défileront nombre de jeunes garçons qui sauront à leur tour honorer cette grande dame du monde de l’art. En 1982, suite au décès de Gala, Dalí quitte Portlligat pour s’installer au château de Púbol et ainsi rester fidèle à son infidèle de femme. Il ne vivra que quelques années avec son souvenir puisqu’il décède, au mois de janvier 1989, à la Torre Galatea de Figueres. Toutefois, l’artiste avait exprimé le désir de rejoindre dans sa dernière demeure Gala à Púbol. Même dans la mort, le destin surréaliste de Dalí le rattrape. A la suite d’une interprétation toute ésotérique des dernières volontés de l’artiste par le maire de Figueres, il se voit enterré dans la crypte du théâtre-musée.

Avida Dollars : le fantôme de Salvador Dalí

La fameuse anagramme de Salvador Dalí, inventé par le pape du surréalisme André Breton, résonne toujours dans le ciel de l’Empordà. Avida Dollars hante presque toutes les ruelles commerçantes de Figueres. La marque Dalí séduit et continue de faire vendre. Elle décline quelques nouveaux produits aux appellations à rallonge, comme autant de titres de noblesse qui semblent défier le bon sens. Après le Théâtre-Musée Salvador Dalí de Figueres inauguré en 1974, la Maison-Château Gala Dalí de Púbol, ouvre ses portes au grand public en 1996 suivie, un an plus tard, par le lancement des visites de la Maison-Musée Salvador Dalí de Portlligat. Le Triangle dalinien est né. Le visiteur peut ainsi découvrir à Figueres les salles consacrées à Mae West, au Palais du Vent ou à la spectaculaire Cadillac pluvieuse alors qu’à Portlligat, il peut aisément se glisser dans l’intimité du peintre en parcourant, tour à tour, son atelier, sa chambre, sa bibliothèque, ses jardins et même sa piscine. A Púbol, retour au décorum, à travers le génie décorateur de Dalí qui est à l’honneur grâce aux nombreux tableaux exposés pour la gloire d’une muse, mais le regard se voit immédiatement attiré par les sculptures d’éléphant-échassiers qui défient, de leur pas suspendu, la gravité dans les jardins du château. Si Figueres-Portlligat-Púbol forment un triangle, il faut toutefois envisager, pour une meilleure perception de l’œuvre et de la géographie dalinienne, ce triangle de manière concentrique.

Dali2Un Dalí, côté coulisses

Même si Salvador Dalí s’autoproclamait « peintre théâtral », il ne fait aucun doute que grâce à une visite de Figueres, un portrait nouveau, plus réaliste, de l’artiste peut être rapidement brossé. Un itinéraire qui débute devant sa maison natale de la rue Monturiol, à seulement quelques pas de la Rambla, une rue qui a vu naître nombre de grands hommes de Figueres comme Narcís Monturiol, génial inventeur du sous-marin ou le grand écrivain de l’Empordà, Carles Fages de Climent. Pour sa part, Dalí y naît le 11 mai 1904, au numéro 6, dans la maison connue sous le nom de Casa de Puig. Toutefois, si les curieux s’attardent devant la plaque apposée par la mairie pour célébrer la naissance du divin enfant, la véritable maison, celle où il installe adolescent son atelier, se situe plus en amont au numéro 24. Comme à son habitude, Dalí n’est jamais où on l’attend. Dans cette demeure où emménagent ses parents en 1912, naissent ses premières œuvres, ses compositions cubistes, avec pour toile de fond la place de la Palmera. Dans son autobiographie, « La vie secrète de Salvador Dalí », l’artiste détaille les souvenirs qui ne cessent de le ramener à cette maison et tout particulièrement à sa cuisine, pièce interdite, antre des saveurs volatiles et enivrantes qui lui dictent sa première grande vocation, celle de devenir « cuisinière » ! Une ambition qu’il abandonne finalement à l’âge de 7 ans pour s’imaginer en Napoléon et enfin, bien plus tard, tenter l’impossible : être à la hauteur du grand Salvador Dalí. Laissant au maître d’hôtel de la désormais célèbre Maison Duran, proche de la Rambla, le soin de préparer ses repas, dans un cadre que l’artiste voudra en harmonie totale avec son œuvre, Salvador Dalí entreprend alors de devenir Salvador Dalí.

Salvador Dalí, mister mystère ?

Pour l’historienne de l’Art, Mariona Seguranyes, native de Figueres et ayant grandi sous le regard de l’immense figure qu’était devenu Dalí, l’artiste ne peut se comprendre sans la mythique de l’Empordà. Ultralocaliste revendiqué, le peintre redéploie dans sa peinture la grande fresque que représente son pays avec des hommages réitérés à la Tramontane, aux rochers du Cap de Creus, aux immenses ciels d’un bleu uni de l’Empordà, à la cuisine aussi simple qu’inventive des pêcheurs de la crique de Es Llaner… Si langoustes, baratines, bigatanes ou mouches peuplent son œuvre, elles sont bien plus qu’un simple motif aux accents folklorisants, puisqu’elles se font pigments d’une palette universelle des vibrations émotionnelles du peintre. Son œuvre est à double tranchant. Elle traduit tout en tenant à distance l’immensité de la beauté de son pays. En effet, pour Mariona Seguranyes, Dalí était un hypersensible. Il avait d’ailleurs confessé que « C’est à sept heures, quand j’arrête de peindre, à l’heure où le ciel est capable de choses extraordinaires et dangereuses, c’est à cette heure qu’au lieu de contempler le spectacle presque insupportable de la nature, je prends mon cours de charleston chez Salisacs ». Pour se protéger de cette trop grande fragilité émotionnelle, il s’était construit à l’image de Narcisse, un double à admirer. « Sa vie se fait œuvre et l’œuvre à accomplir reste sa vie, » explique Mariona Seguranyes. « Dalí savait la tragique punition qui avait frappé Narcisse, pour ne pas sombrer totalement dans la paranoïa qu’imposent un dédoublement de personnalité permanent et une auto-contemplation insistante, il se choisit Gala comme garde-fou ».

Un secret au cœur de tous les triangles daliniens

Pendant de longues années, Gala sauvera ainsi Dalí de lui-même. Avec la mort de sa protectrice, tout change. Dalí, âgé et désormais sans défense, se voit encadré, manipulé, instrumentalisé. Le non-respect de ses dernières volontés reste la meilleure illustration de sa désespérante situation. Enterré, loin de sa muse, dans la crypte de son musée-théâtre, il devient lui-même un pan de son œuvre, un objet d’art à part entière et à l’égal de ses autres créations. Il repose certes au cœur de l’univers, au centre du triangle dalinien mais se voit également enfermé sous une dalle sur laquelle défilent les visiteurs. Au cours de l’année 2012, près de 910 000 personnes ont ainsi marché sur l’immense Salvador Dalí, sans le savoir. Ultime paradoxe, ultime facétie surréaliste d’outre-tombe !

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