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Les Raiers, conquérants des ondes !

02 Juin Les Raiers, conquérants des ondes !

On les appelle les « raiers » en catalan, comprenez les radeliers. Ces hommes ont choisi de remonter le temps pour ressusciter un métier vieux de 800 ans ! Sur les fleuves de la Noguera Pallaresa ou du Segre, ils chevauchent deux fois par an d’incroyables radeaux de bois. Comme le faisaient leurs aïeux depuis le XIIIe siècle pour transporter le bois de flottage. Aujourd’hui, le métier a disparu. Reste la tradition de la construction et du geste. Un trésor reconnu comme Patrimoine Culturel Immatériel de l’Humanité par l’Unesco. 

Allez, j’ose, je me lance. Je crois sincèrement et humblement que j’ai la classe. Vous savez, cette élégance naturelle qui gomme tous les petits défauts d’une seule éclaboussure. Je l’avoue, c’est étrange, mais dès lors que j’enfile ma chemise blanche, mon pantalon à fines rayures et mes vigatanes, je me sens « distingué », porté par une onde de fierté. J’éprouve cette sensation d’être habité par la mémoire de mes glorieux ancêtres. Voyez-le comme vous voulez. Il y a là comme un état de grâce, un appel, un flux. Je suis « raier » catalan et fier de l’être ! En Espagne, du côté d’Ademus et du País València, on dit « ganxero ». En France, on me désigne comme « radelier ». Mais qu’avons-nous en commun ? Une fidèle monture baptisée « rai » en catalan, comprenez radeau en français. Oui je sais, l’image du radeau, surtout celui de la Méduse de Géricault, n’est pas glorieuse. 

Un savoir-faire qui prend source dans les forêts des Pyrénées

Sauf qu’en cas de naufrage, le symbole est celui du plancher, la seule structure stable. Et moi, grâce à ce radeau, je manœuvre à ma manière pour préserver l’équilibre des traditions de génération en génération. En Catalogne, le métier de radelier a bel et bien disparu dans les années 1930. Il faut remonter jusqu’au XVIIIe siècle pour prendre la mesure du bouillonnement de ce savoir-faire pas comme les autres, qui puisait son essence dans les forêts et les rivières. Pour nous trouver, nous les « raiers » d’antan et d’aujourd’hui, il faut aller dans la région de l’Alt Urgell, au bord du Segre dans le village de Coll de Nargó, pépite enclavée dans un décor de canyon. On peut aussi se rendre à la Pobla de Segur ou à Pont de Claverol dans la région du Pallars Jussà. C’est là que coule le fleuve Noguera Pallaresa. Grâce à l’eau, nous les hommes (et non, les femmes n’avaient pas droit au chapitre… Elles portaient toutefois le titre de « dona de raier ») avons pu acheminer le bois des forêts sur des embarcations de fortune qui formaient des caillebotis glissants et instables. Tout un savoir-faire qui commence dans les forêts des Pyrénées où les arbres sont repérés et marqués. Il faut attendre que la sève quitte les troncs pour attaquer l’assemblage des radeaux. On en a utilisés des tourne-bille, des sapies, des barres à mines et des cordes. Pour soulever les troncs, on a même eu recours à des crics de voiturier. Et pour attacher les grumes entre elles, en renfort des griottes, ces liens torsadés de noisetier, on s’est servi de clamaux et de crampillons. Tout un jargon ! Sans oublier la hache et la serpe pour façonner les rames et araser les nœuds des grumes. Pour manoeuvrer notre « rai », sorte de colonne vertébrale désarticulée, rien de mieux qu’une gaffe en complément de nos deux rames. Sur ces vaisseaux de fortune, nous avons toujours pris soin d’installer un porte-manteau constitué d’une branche d’arbre. Un moyen pour nous de suspendre notre casse-croûte et surtout notre pantalon. Parce qu’iI est temps de vous faire un aveu : longtemps, les raiers naviguaient en caleçon de nuit. Vous savez, ces caleçons longs et larges en coton rayés de bleu et blanc. Histoire d’être plus à l’aise et de ne pas mouiller le pantalon « officiel » ! Ces vêtements sont aujourd’hui encore conservés et exposés dans les deux musées de Coll de Nargó et de la Pobla de Segur. Ainsi vêtus, il n’empêche que jamais l’élégance n’a fait défaut. Car pour exercer le métier de « raier », un métier difficile, périlleux, il fallait avoir une incroyable force physique et un équilibre béni des Dieux. Entre deux rives, dans les eaux déchaînées et le flot impétueux, il fallait résister. Ne pas faillir, ne rien lâcher, avoir l’œil partout pour ne pas s’écraser contre un rocher et disloquer l’embarcation. Un raier est un insurgé à sa façon, un rebelle, un assaillant de l’onde quand elle gronde. Et plus qu’un métier, l’art des raiers relève du véritable spectacle. 

La surprenante Odyssée du chemin retour… par la terre. 

Le geste, le mouvement, le regard, la posture, la fougue et la maîtrise. Tout y est. Quant à la musique pour accompagner le spectacle, elle puise tantôt dans le délicat clapotis, tantôt dans le grondement des courants contraires. Et c’est ainsi que durant 800 ans, nous avons pu transporter d’énormes rondins de bois jusqu’à Tremp, Lleida, Balaguer, Tortosa ou encore Amposta. Une fois arrivé près de la mer, le bois pouvait être chargé à bord d’un bateau en direction des chantiers navals de Barcelone par exemple. Nombreuses et épiques furent les descentes. Pour la Noguera, fleuve à fort débit durant la fonte des neiges, la saison de livraison allait de février à avril et ensuite à nouveau de juillet à novembre. Pour le Segre, l’activité était plus régulière même si les mois de mai, juin et juillet étaient les plus prisés. Le  « davanter », rame à la main, faisait office de capitaine du radeau. On le disait plus expérimenté que le « cuer » qui se contentait d’activer la rame située à l’arrière. Un rocher mal évalué, une petite distraction sur les berges et tout pouvait partir à vau-l’eau avec de fatales conséquences parfois. La descente du radeau entre Basella et Lleida par exemple durait de quatre à cinq jours. Idem pour le trajet de Lleida à l’Ebre. Il fallait compter deux à trois jours de plus pour rejoindre Tortosa. Arrivé à destination, le « rai » était démembré et le bois transporté déchargé pour être transformé selon les besoins des acheteurs. Et nous les Ulysse, les héros de l’endurance et de la persévérance ? Il fallait bien penser à rentrer ! Après notre lIliade, l’Odyssée nous promettait l’aventure retour, payée par le patron du bois. Et quelle aventure ! Certains rentraient en train, d’autres en carriole chargées à la gueule, de rames et d’outils. Il était également un moyen de transport retour qui faisait parler les rives des fleuves. C’était notre préféré. On allait à contre-courant, « espardenyant ». Comprenez espardenyes (espadrilles lacées) aux pieds. évidemment, ce chemin-là était plus terre à terre, plus lent mais aussi et surtout beaucoup plus divertissant. Il en fallait peu pour se laisser divertir par un verre de vin au passage ou par une sirène en terrasse de taverne. Il faut bien l’avouer, de temps en temps tout le pécule gagné était dépensé. 

Deux incroyables descentes annuelles pour célébrer les « Raiers » 

Autant de souvenirs d’un métier ancestral aujourd’hui disparu. La dernière descente « pour faire un service » remonte à 1932. La construction des barrages nous a barré le passage. Les routes ont pris le relais de ces descentes qui n’avaient plus de sens… Curieusement, en 1979, 47 ans après la disparition de cette singulière activité de transbordage, l’Association Culturelle des Raiers de la Noguera Pallaresa décide de ressusciter la tradition ! 1979, c’est l’année de la première Diada des Raiers, la première descente du fleuve. Pere Dalmau, Angel Portet et Ramon Boixareu resteront à tout jamais ceux à qui l’on doit la survie de l’office de raier. Aujourd’hui, la petite fille de l’un des trois mousquetaires a repris le flambeau et l’association compte plus de 400 membres. Chaque année, le premier week-end de juillet, la Pobla de Segur organise la « Diada des Raiers », une formidable fête en hommage au dur labeur des anciens raiers. La veille, on construit quatre radeaux de trois tronçons chacun. Les navigateurs revêtent les vêtements d’époque et embarquent sur ces trains de bois, exaltés par l’adrénaline de ce métier aussi traditionnel qu’exceptionnel. Dans le même sillage, la commune de Coll de Nargó célèbrera en 2023 sa 34e descente de la Noguera Pallaresa. Exceptionnellement, en raison de la sécheresse, la descente se fera le 8 avril et non au mois d’août comme le veut la coutume. Pour Emili Molins, le président de l’association : «  le plus important pour nous, c’est la bataille que nous avons livré durant 12 ans pour enfin voir le métier de raier déclaré au Patrimoine Immatériel de l’Humanité en décembre 2022 ! L’émotion était si forte, la joie immense. Reste maintenant à séduire la jeunesse et à trouver la relève pour que survive cette extraordinaire tradition. » 

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