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Les vigies du Canigou

03 Déc Les vigies du Canigou

Au cœur du Canigou et au plus près du mystère, deux merveilles architecturales apprivoisent la pénombre : Saint Michel de Cuxa et Saint Martin du Canigou.

Au cœur du Conflent à deux pas de Ria, berceau du fondateur de la dynastie catalane, Guifred le velu, s’élèvent deux abbayes romanes qui sont l’âme et le cœur de la nation primitive portée par la croix et les armes, dans la plus pure tradition médiévale. Deux joyaux protégés par l’énormité silencieuse du Canigou, accrochés à sa verticalité, aspirés par lui vers le ciel tout proche. Dans toute la Catalogne, il suffit d’ouvrir les yeux pour rencontrer le miracle de l’art roman.

Un vallon enchanté

Des centaines d’églises, de chapelles, d’ermitages racontent cette épopée esthétique et spirituelle, imposant la noblesse du plein cintre, l’incertitude de l’arc outrepassé, le défi des clochers lombards dans les campagnes les plus reculées comme au cœur des noyaux urbains. Un art plus sobre et plus ramassé que son successeur gothique et dont le musée emblématique, le MNAC, se situe à Barcelone et nulle part ailleurs. Et pourtant, dans ce foisonnement, les deux abbayes nord-catalanes, Saint Michel de Cuxa et Saint Martin du Canigou, occupent un statut à part, un statut de pionnières et de gardiennes absolues de la foi, reconnu de part et d’autre des Pyrénées. L’histoire nous apprend qu’elles ont eu, autour du redouté an mil, le même père spirituel, l’immense bâtisseur Oliba, fils de la famille régnante de Barcelone, inventeur de la paix et trêve de Dieu qui empêchait les hobereaux de guerroyer trois jours par semaine. De quoi chercher – et trouver – une gémellité hésitante entre ces deux sites majeurs. Saint Michel est niché dans une sorte de vallon enchanté, entre bosquets, vergers de pêchers et verts pâturages. Juste aux abords du domaine, une source vive fait le bonheur des habitants des alentours.

L’ombre portée d’Oliba

Il n’est pas rare de voir les brebis occuper la route et s’écarter tranquillement pour laisser passer les voitures. Ici, le temps prend le sien. Quelques cyprès, un énorme peuplier et de grands conifères à la robe sombre semblent tenter d’imiter l’élan du clocher lombard, sagement rassemblés dans l’enceinte de pierres. Quelques marches et c’est l’entrée dans un monde clos, un monde qui porte encore la trace des influences carolingiennes et wisigothiques qui ont précédé l’avènement du roman, comme les arcs outrepassés et l’appareil de maçonnerie irrégulier. Il faut dire que le monastère existe depuis le IXe siècle et qu’il n’a pas attendu le si redouté an mil pour bénéficier de privilèges, notamment de celui de dépendre exclusivement de Rome !

Magnifique architecture

Son coup de chance décisif remonte à 1008, année où l’abbé Oliba, fils de la maison de Barcelone, renonce à tous ses avantages royaux pour rentrer dans les ordres et devient le prieur de l’abbaye. Bingo pour les moines et l’architecture, Oliba est un bâtisseur né ! Il va transformer l’abbaye pour en faire un magnifique monument comportant deux chapelles superposées. Magnifique, mais économe dans ses effets. Pénétrer dans l’église, c’est être saisi par le primat absolu du minéral et une étrange quête d’obscurité : les architectes romans sont de véritables maîtres du clair-obscur ! Mention spéciale pour la crypte, un écrin pur, presque une grotte aux antipodes de la verticalité de l’église. La pénombre accueille un silence foisonnant de questionnements et de prières. Dans l’église, la tribune de chœur romane qui sépare l’espace sacré de celui des fidèles, est centrée sur le Christ et l’Agnus Dei, tandis que les écoinçons représentent les évangélistes et que les deux piliers de marbre rose sont à l’effigie de Saint Pierre et Saint Paul. à la sortie, la merveille du cloître aux vastes proportions éblouit le regard qui accommode la brusque profusion de lumière. Certes, la moitié seulement des chapiteaux sont là, car le monastère, longtemps à l’abandon, a été pillé par les voisins et par un collectionneur américain.

Une cité céleste

Mais qu’importe : le marbre rose veiné de gris de Villefranche nimbe les motifs végétaux, les aigles et les feuilles d’acanthe d’inspiration corinthienne de la galerie sud. Plus fruste, l’autre galerie, dont l’artiste semble plus discutable, présente des motifs de singes et de lions et deux chapiteaux historiés représentant notamment Saint Pierre portant des clés. Les humbles jardins des moines, leur demeure modeste, entourent le cloître et rajoutent à l’aspect moussu des pierres, dessinant un écrin de fraîcheur et de verdure, une sorte de jardin d’Éden, que complètent la fontaine de granit en contrebas de la route et le chant des sonnailles des brebis égayées sous les pêchers.

Au bout du monde

Saint Michel est un bout du monde. Beaucoup plus haut, perché au cœur du Canigou au-dessus de la vallée abrupte du Cady, Saint Martin du Canigou annonce le vertige. L’abbaye a également bénéficié du génie d’Oliba, alors évêque d’Elne, qui l’a consacrée en 1009. Il y a quelque chose des monastères orthodoxes du Mont Athos dans cette quête parallèle de lointain et d’élévation, quelque chose aussi de la transposition de la cité céleste, qui invite à l’effort. Et des efforts, il en faut, pour monter le chemin de chèvre. Quoique lissé par le ciment, il est plus adapté aux sabots des mulets qu’aux espadrilles des visiteurs ! Enfin, elle est là, sur son piton rocheux, juchée dans toute sa gloire. Une gloire qui a connu de sacrées éclipses !

En panoramique

La première est survenue en 1428, lors du tremblement de terre qui a détruit le clocher, la seconde après la révolution française, quand elle a été abandonnée par les moines, rachetée et livrée aux caprices du temps et des intempéries. Heureusement, un deuxième homme providentiel s’est présenté au début du XXe siècle, un évêque occitan amoureux de la Catalogne, Jules Carsalade du Pont. Sous sa houlette, l’abbaye a été peu à peu restaurée grâce aux dons du peuple catalan. Aujourd’hui, les lieux sont gérés par une communauté qui assure visites guidées et liturgie, mais qui accueille aussi les personnes en quête de silence et de ressourcement. L’abbaye surprend l’arrivant par ses dimensions respectables et par son caractère somme toute primitif, tant sont manifestes encore l’ossature de bois recouverte de pierres qui a inspiré le premier art roman et la simplicité limpide du plan cruciforme. La pente a permis – ou dicté, qui sait ? – la construction de deux églises superposées qui rappellent le cas de Saint Michel à une notable différence près. L’église inférieure est pour le coup une vraie grotte taillée dans le rocher de trois mètres de haut seulement, huit cents ans avant celle de Lourdes…

Clocher et chapitaux

Comme si les dames blanches des légendes pyrénéennes avaient imposé leur présence dans ce cadre tellurique et immémorial ! L’église supérieure, avec ses arcs outrepassés surélevés, posés sur des colonnes fines qui divisent la nef en trois travées, est une merveille de sobriété et de grandeur. Indépendant, le clocher lombard veille sur les toits des bâtiments de résidence et des églises. Au centre, dérobé aux regards, s’ouvre l’espace sublime du cloître à trois galeries. On devine qu’à l’origine, il devait avoir deux niveaux, mais un seul subsiste qui suffit à entonner l’incroyable symphonie offerte par l’alliance de marbres blancs taillés au XIIe siècle, puis de marbres roses veinés de vert, venus de Villefranche au XIIIe siècle.

Le don d’hospitalité

Lions, béliers ailés, énormes têtes humaines ornent des chapiteaux qui sont de véritables chefs-d’œuvre.Tout autour, le Canigou offre des paysages à couper le souffle et parfois, dans l’échancrure de deux pans de mur, des points de vue passionnants sur l’ornementation du clocher ou du chœur. Des pèlerins en route pour Saint-Jacques-de-Compostelle, des Catalans venus rendre hommage aux reliques de Saint Gaudérique, des amoureux de la randonnée et de l’architecture se retrouvent dans ce haut lieu spirituel qui a su renouer avec la convivialité frustre des anciennes hostelleries, et discutent volontiers autour de la placette herbue qui donne accès aux bâtiments. Tous soulignent combien ils se sentent loin de leur quotidien et coupés des tracas du monde, comme happés vers les hauteurs du ciel ou du Canigou, selon leurs convictions et leurs envies. Étrange phénomène que cette communauté humaine qui se reforme pour un jour, une heure parfois, fédérée par l’alliance de la beauté du site et de la folle ambition de l’architecture. On redescend de Saint Martin comme on descend une passerelle d’avion ou de bateau. La magie des deux abbayes phares de la Catalogne nord est bien là, dans cet ailleurs offert dans le temps, dans l’espace, mais aussi en soi, dans la réception émouvante d’une offrande conçue il y a bien longtemps et dont la foi naïve dresse encore les pierres, vigies orantes, dans la grandeur du Canigou.

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