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L’ETANG DE SALSES-LEUCATE

01 Avr L’ETANG DE SALSES-LEUCATE

Un lac marin aux airs du bout du monde. L’étang de Salses-Leucate conserve précieusement son indépendance et son esprit marginal. Classé Natura 2000, il a fait de la nature son alliée. À contre-courant des flux touristiques. Pour une escapade authentique par des mondes enchevêtrés et pétris de traditions…

Une tache bleue. Comme un jet d’encre lâché par inadvertance par un stylo-plume défaillant. Dessiné en parallèle à la Méditerranée voisine, l’étang de Salses-Leucate n’a pourtant rien d’une cédille à la Grande Bleue. Il se revendiquerait presque point d’exclamation dans cet alphabet des paradis aquatiques. Au fond, il doit le savoir… Savoir qu’il est chanceux. D’être encore épargné du tumulte touristique, de pouvoir savourer son petit monde à échelle réduite. Étang de Salses pour les Catalans, étang de Leucate pour tous ceux qui le contemplent au-delà de la frontière de Salses, les Gavatxes comme on les appelle. Peu importe les points de vue. Cet étang-là porte en lui une singulière identité. D’une longueur de 14 km sur 6,5 km de largeur, cette poche recouvre
7 000 hectares, ce qui la place au second rang des plus grands étangs du Languedoc-Roussillon, après l’étang de Thau. Avec son goût demi-sel pour ne pas dire saumâtre, l’étang de Salses-Leucate n’aimante pas le vacancier friand de nappage 100 % bleu. Il en serait d’ailleurs presque fier d’échapper aux codes de beauté touristique. Fier d’être protégé et d’avoir en 2017 été labellisé au titre de la Convention Internationale Ramsar sur les zones humides. Caractérisé par plus de 2 000 hectares de zones humides périphériques, il présente en effet une très belle diversité d’habitats naturels. Paradis à roselières, à prés salés et à dunes, il abrite des espèces végétales et animales remarquables. Il suffit de lever les yeux pour assister au ballet des 280 espèces d’oiseaux répertoriées, dont 89 sont protégées. Parmi les espèces menacées, une forte proportion est constituée par les oiseaux nicheurs tels que le gravelot à collier interrompu ou encore l’hûtrier pie. Une richesse spécifique remarquable qui a été à l’origine du classement du complexe lagunaire en Site Natura 2000 à la fois pour les habitats rencontrés et les oiseaux qui les fréquentent. Quand le soleil se couche sur la nappe d’huile et que les oiseaux viennent inscrire leur vol sur le Canigou en toile de fond, on approche de la carte postale parfaite. Paysages tranquilles comme autant d’invitations à la contemplation. Ici, la nature est reine. à cheval entre Aude et Pyrénées Orientales, la lagune embrasse un chapelet de « villages-vigies » : Leucate, Fitou, Salses, Saint-Hippolyte, Saint-Laurent-de-la-Salanque et Le Barcarès sans oublier le splendide lieu-dit de la Coudalère. Des villages avec vue sur cette étendue constellée de petits îlots naturels ou artificiels : îles des Sidrières, de l’Hortel, de la Rascasse, de la Corrège, de Vy et la presqu’île des Dosses. Un décor paisible de bout du monde, animé par les ailes de kitesurfers, le moteur des barques des pêcheurs et des ostréiculteurs. Ici, l’huître est perle d’un secteur qui accueille depuis plus de 50 ans une zone conchylicole. La culture des coquillages a été testée pour la première fois en 1963 au lieu-dit la Caramoune, situé entre Port-Leucate et Leucate Plage. Mais ce n’est qu’en 1968 que les premières tables ont été plantées telles qu’elles le sont aujourd’hui. La production des huîtres

« Cap Leucate » avoisine les 600 tonnes par an. Une huître creuse à chair ferme, fine et au goût fondant de noisette que l’on vient déguster dans un des 24 mas alignés le long du chenal. On préférera d’ailleurs s’installer à l’arrière des mas pour un plateau d’huîtres et de moules, arrosé d’un Chardonnay de la Cave de Saint Hippolyte. Guinguettes de ponton, tables dépareillées. Amateurs de chic, s’abstenir. Ici, on apporte son pain, sa charcuterie et son dessert, selon l’envie. Ne peuvent être vendus que les produits issus de l’activité ostréicole. Gober son huître au coude à coude avec un voisin sud-catalan, s’inviter dans la conversation du camarade de table, c’est la recette à succès de ce village flottant unique et atypique. Porté par le vent, on poussera naturellement vers le spectacle proposé au Parc des Dosses où viennent littéralement s’envoler les kitesurfeurs, attirés par la faible profondeur de l’étang et les conditions thermiques très favorables à la pratique de ce sport de glisse.

Le charme des « baraques »

Entre les trois bassins de la lagune, les deux graus, le long du cordon de sable littoral, l’aventure se poursuit en mode détente et balade. Toujours dans ce bercement propre aux lieux enclavés et insulaires. Car, qu’est-ce qu’un étang, sinon presque une île… Une île sur laquelle certains pêcheurs ont osé la Robinsonnade en se créant des univers de travail et de vie où règne majestueusement le confort du pauvre. Dans cet univers fragile, souvent scruté par les observateurs de l’administration, les gens d’étang ont su préserver leur part de marginalité. Dans le culte du sans-adresse et l’esprit d’une paysannerie mêlée à la vie maritime, on a ainsi vu fleurir au fil de l’eau et des années, une discrète colonie de « baraques ». Des habitats de peu, érigés à la force de la famille, des cabanes aménagées au rythme des trouvailles et de la collecte de matériaux hétéroclites de récupération. Un anti-Versailles où brillent encore quelques ex-voto marins, où les portes à deux vantaux laissent échapper la fumée de l’olla à bullinada. Primitives et sauvageonnes, ces « baraques » de phragmites répondent pourtant à une construction précise héritée des anciens. Avec leur toit-coquille de forme ovoïde, symbole de fécondité, leur construction répond en effet au chiffre 3 (1 + 1 = 3) . Un père, une mère, un enfant, comme le noyau dur à qui incombait la construction. Cousues à l’aiguille, composées de bois, de canyes et de senils (encore le chiffre 3) elles étaient érigées et aménagées en trois temps : défrichage et fauchage, puis tracé au sol et pose du chaume en trois couches. Implantées à 30 mètres du bord de l’étang, entre trois eaux, ces « baraques » étaient en leur intérieur divisées en trois espaces : un lieu de vie où se trouvait le feu, un espace pour dormir et un troisième pour le stockage du matériel. De plus en plus rares, les « baraques » se laissent encore entrevoir à la Coudalère au Barcarès, à la Font del Port à Saint Hippolyte ou encore vers l’Anse de la Roquette à Salses. On estime à cinq, le nombre de « baraques » en parfait état de conservation. L’une d’entre elles a été classée en 2013 par la Commission régionale du patrimoine et des sites comme « monument historique ». La barraca des Cabrol trône à l’anse de la Roquette sur la commune de Salses depuis plus de 110 ans.

Associations ultra-actives

Une pépite posée à l’abri des regards, joliment écrasée par le poids des années. Vestige d’une culture lagunaire précieuse en voie de disparition. Avec elle, les travailleurs de l’étang ont également quitté le territoire. En 1896, 350 marins-pêcheurs résidaient à Saint-Laurent-de-la-Salanque et 200 au Barcarès. Au total, on comptait, autour de l’étang de Salses-Leucate, 1400 pêcheurs répartis également sur Leucate (500), Saint-Hippolyte (150), Salses (200). Aujourd’hui, ils ne dépassent pas la vingtaine. Dans ces coins hors du temps, le touriste s’aventure peu. Le pêcheur, quant à lui, n’y vit plus vraiment, même si certains ne boudent pas leur plaisir de passer la journée au cabanon, ou à la barraca. On ravaude encore quelques filets, on sort parfois à la « fica », technique de navigation à la perche. À la Font del Port, l’association Bonança créée en 1996 s’attache à la préservation du patrimoine maritime et à la restauration des barques catalanes. Entretenir l’héritage des anciens, c’est aussi l’objectif de l’association « Salanca Rems i Veles ». Ressusciter les pratiques traditionnelles et transmettre aux futures générations. L’association participe ainsi à de nombreuses « trobades » de voile latine, notamment en Catalogne sud. Pour sortir la barque du tourniquet à cartes postales et la faire naviguer… Pour que les jeunes s’approprient les gestes de leurs ancêtres. Si le petit monde de la Font del Port à Saint-Hippolyte est axé sur la défense du patrimoine maritime, à la Roquette à Salses, on défend plutôt l’aspect convivial et festif des gens d’étang. Dans le dédale des cabanons et autres abris de fortune, dans l’enchevêtrement des filets où viennent se perdre les chats du coin, on organise de superbes fêtes. Sans jamais dénaturer l’esprit du lieu. Avec modestie, humilité et amour inconditionnel des lieux. À la Roquette, on se rencontre, on se raconte et on plonge dans de succulentes histoires de pêcheurs que l’on prendra toujours soin de nommer par leur sobriquet ! Anecdotes, souvenirs, traditions, légendes, croyances… et interdits. On se rappellera ainsi qu’un pêcheur ne pouvait pas emporter d’œufs à bord de sa barque : « Ous, poc sous » (œufs, pas d’argent). Et si par malheur un matelot retournait le capot d’hilaire à l’envers, c’était sacrilège ! On parle encore de cette crainte du pêcheur de sortir le premier en bateau car le premier sorti ne pêche pas ! Alors on attend… Et pour peu que l’on ait fait un rêve blanc, alors le songe est porte-bonheur. Rêver blanc, c’est prendre du poisson. Rêver noir, c’est revenir bredouille. Rêver d’un territoire protégé où les roseaux transforment le vent en musique. Vivre au petit clapot avec vue imprenable sur le Canigou ou les Corbières. Et penser que l’étang est à soi. C’est ici que ça se passe et peut-être nulle part ailleurs…

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