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Pere Tapias : L’homme qui aimait les autres

10 Fév Pere Tapias : L’homme qui aimait les autres

Amuseur public, redresseur de torts, gastronome averti, Pere Tàpias a tous les talents, surtout celui de ne jamais rien perdre de sa liberté et de sa rectitude. Petite leçon d’humanité au cœur du Garraf.
Nous avons mangé dans son restaurant à quelques mètres de lui. Pere Tàpias possède sa propre table, dressée à l’avance, un peu à l’écart des clients, dans la grande tradition des écrivains du XXe siècle. Il nous salue cordialement mais prend bien soin de spécifier que nous ne le verrons qu’à l’heure convenue, à cinq heures. On ne plaisante pas avec l’emploi du temps.

Il arrive à vélo alors que le soir descend déjà. Il est cinq heures pile. Sa silhouette rebondie et bonhomme a quelque chose d’un vieux loup de mer de bande dessinée. La casquette de marin sans doute. On pense à un improbable croisement entre Raimu et le capitaine Haddock, mais on est vite saisi par la vivacité espiègle du regard. L’écharpe rose fuchsia, négligemment posée autour du cou, annonce les couleurs – hautes – du personnage.

pere2Cap Catalogne : Bonsoir ! Alors entrons dans le vif du sujet, Pere Tàpias, comment cohabitent le chanteur, l’animateur, l’avocat et le gastronome ?

(Il sourit). En fait, c’est le même. Juste moi. Il y a un point commun, c’est la curiosité. Il en faut pour aller devant le public, pour découvrir des saveurs, pour étudier des dossiers. J’ai toujours été éperdument curieux de l’autre, des autres. J’ai besoin de communiquer parce que j’ai compris depuis très longtemps que l’autre détient une part de moi. C’est lui qui me révèle à moi-même et vice versa. J’essaie simplement d’être cohérent avec ça . Au départ, je suis avocat, c’est ma formation. Mais défendre un dossier pour moi, ce n’est pas aligner des arguments. C’est entrer au cœur du mécanisme de quelqu’un d’autre, comprendre ses motivations, ses peurs, ses désirs au plus profond. C’est ça qui m’intéresse. Aujourd’hui, je suis toujours avocat, je ne pourrais pas y renoncer, mais je suis aussi défenseur du citoyen. Dans un pays qui a connu des années de dictature, c’est une notion importante mais je la pense dans un sens beaucoup plus large. Aujourd’hui, la notion de citoyenneté, c’est-à-dire d’un réseau de droits et de devoirs dans lequel s’inscrire, se perd. Nous devenons tous des consommateurs, des objets, des gens interchangeables. Je me bats contre ça, parce que la standardisation, c’est la mort de l’échange. Et derrière la mort de l’échange, il y a la mort de l’humain.

Cap Catalogne : La radio, c’est une tribune ?

J’ai arrêté la chanson depuis des années mais les gens connaissent mon personnage, il les accompagne depuis « a tia Maria », avec son côté décalé et son humour. Mon émission sur Radio Catalunya, « Tapias variadas », a les suffrages du public depuis 1996 ! A l’ère du zapping, ce n’est pas si mal. C’est donc que je réponds à des attentes. Et puis, s’il y a quelque chose que j’ai appris à cette école là, c’est paradoxalement à écouter. Écouter les autres, ce qu’ils ont à dire à travers moi. Alors la radio, c’est à la fois une sorte de confessionnal et une sorte de tribune. Et puis ça me permet de convaincre, aussi.

Cap Catalogne : Comment décririez-vous la place de la cuisine dans votre vie et dans la société ?

La cuisine, c’est la civilisation. C’est l’échange. Elle dit tout d’un pays, d’une langue, des gens qui la mangent. La table, pour se battre et se réconcilier, ça marche encore mieux que le lit ! (rires) ; on s’engueule, on boit un coup et puis on mange. Et c’est comme ça depuis que le monde est monde. Et il n’y a rien de mieux pour se dire qu’on se respecte dans nos différences. Vous voyez, j’ai des voisins arabes. De temps en temps ils me font un couscous et moi, je leur fais du xató. On se comprend très bien. D’un autre côté, les gens connaissent mon amour des saveurs et suivent mes conseils. Ils lisent mes recettes et se laissent guider dans tout le pays, d’une table à l’autre.

Cap Catalogne : La cuisine catalane est devenue la meilleure cuisine du monde…

Grâce à ses cuisiniers, n’oubliez pas de le souligner. Ce sont nos cuisiniers qui sont vraiment excellents. Mais c’est vrai, c’est une très bonne cuisine, très respectueuse des produits qu’elle élabore. Et puis aussi, elle a ses audaces ! Mélanger des fruits et des légumes, des fruits et de la viande, de la viande et du poisson… C’est un véritable creuset de créativité et une vraie source d’inspiration. Je suis heureux que des gens la réinterprètent. La cuisine fait appel à tous les sens, c’est sa force… Elle fait voyager… Elle rend tolérant… Elle ouvre les espaces et les cœurs.

Cap Catalogne : Et le Garraf ?

Je suis né ici, j’y viens régulièrement, j’aime beaucoup cette ville. Je suis un grand défenseur du xató, notre sauce de type romesco qui accompagne si bien la scarole, le thon… voilà, ça, c’est citoyen. C’est l’adéquation entre les gens et leur territoire, un produit fait avec un poivron qui n’existe que dans l’est de la péninsule ibérique. C’est tout un art vous savez. Mais je me sens l’ambassadeur et le porte-parole de la Catalogne en général. Il y a déjà beaucoup de travail…

Cap Catalogne : Enracinement, goût de la découverte, soif de l’autre…

Tiens, je vais vous raconter une petite anecdote. Il y a quelques années, j’ai traversé l’Italie et je suis allé jusqu’à Trieste. Je suis un amoureux de Rilke et d’Hölderlin, alors que je ne parle pas un mot d’allemand, alors évidemment, j’ai cherché le château de Duino où Rilke a écrit ses magnifiques élégies. Et j’étais là, sur le balcon, devant la mer adriatique, une mer d’huile, magnifique, et malgré mon envie folle de le faire, je ne me suis pas mis à déclamer les vers à tue-tête sous la lune. Pourtant c’était mon désir profond. Vous voyez, je le regrette encore. Il faut toujours aller au bout des choses…

pere3Cap Catalogne : Ce qui me frappe, c’est que vous êtes toujours le défenseur de quelque chose ou de quelqu’un…

Oui, j’ai toujours défendu mes idées. Je l’ai fait à ma façon et ça n’a pas toujours plu à tout le monde. Mais j’ai aussi défendu, par principe et par éthique, celles des autres. Je crois que ça résume beaucoup de choses dans ma vie. En fait, je crois que ça résume tout. Vous savez au fond, la seule chose complètement imprévisible, c’est l’être humain. On ne le connaît jamais tout à fait, parce qu’on ne se connaît jamais tout à fait. Alors la surprise reste possible, toujours. Et c’est-ce qui rend la vie passionnante.

Pere Tapias nous emmène dans le vestibule de son hôtel pour faire quelques photos. Au beau milieu trône un vieux pianoforte, cadeau d’un ami musicien. Un peu plus loin, la bibliothèque dessine mieux encore que ses propres mots, le portrait d’un homme humaniste, épris d’absolu et soucieux de servir. Un homme qui croit, dur comme fer et en catalan, que la bonté sauvera le monde.

Pere Tàpias, petite biographie

De son vrai nom Joan Colell i Xirau

1968 sort un titre culte iconoclaste « la tia Maria ». En pleine nova cançó, ce ton léger fait désordre et lui vaut d’être marginalisé. Il enregistre son premier album en 1973 « si fa sol » avec un autre titre culte « la moto », puis un second album, « la mar de bé ». Cela ne l’empêche pas d’animer sur TVE et en catalan une émission mémorable « que vol veure ? », tout en étant critique gastronomique et avocat. Depuis 1996 il est l’animateur vedette de « Tàpias variades » sur Catalunya Radio et « défenseur du citoyen » à Villanova i la Geltrú.

 

« Car le beau nest que le commencement du terrible,
ce que tout juste nous pouvons supporter
et si nous l
admirons tant, cest parce quil dédaigne
de nous d
étruire. Tout ange est terrible ».

Rainer Maria Rilke. Première Elégie de Duino. 1912

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