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Rencontre avec Antoni « Sicus » Carbonell Giménez

03 Déc Rencontre avec Antoni « Sicus » Carbonell Giménez

Cap Catalogne : Bonjour Sicus, tu es musicien, tu es gitan et tu es né à Gràcia…

Sicus : Oui, la famille de mon père est originaire de Reus, près de Tarragone, mais du côté de ma mère, on est à Gràcia depuis des siècles, enfin, depuis au moins deux siècles ! Quand les gitans sont arrivés à Barcelone, au XVe siècle, leur grande spécialité c’était le bétail et en particulier les chevaux. Au début, ils étaient vers le Raval, mais avec l’urbanisation, ils se sont installés au nord de la ville. Gràcia était alors une paroisse indépendante et rurale. Mes ancêtres étaient maquignons, bourreliers, maréchaux-ferrants, tresseurs d’osier. À l’époque à Gràcia, il y avait encore des prés, des bois, des mas… D’ailleurs, quand j’étais petit, mes grands-tantes disaient encore « descendre à Barcelone » pour aller en ville !

CC : D’un certain point de vue, géographiquement, on descend vers la mer…

S : Je crois que quand elles le disaient, ce qui me frappait c’est que c’était presque une expédition. On allait vraiment ailleurs et pour elles cela semblait très loin !

CC : Tu dirais que Gràcia est gitane ?

S : On ne peut plus dire ça. Mais je dirais qu’on ne peut strictement rien comprendre à Gràcia, sans cette composante-là. Quand les gens s’extasient sur le côté bohème, sur le nombre d’artistes qui se sont installés, sur les bars de nuit, les terrasses de café, les concerts, en fait, ils saluent cette mémoire-là sans le savoir. Quand ils parlent des anciens mas de la paroisse, ils n’imaginent pas le bétail, les travaux des champs… et on était là aussi ! Nous sommes indissociables de l’histoire de la Catalogne, parce que nous sommes une composante de la société catalane. Mais, c’est sûr que ce n’est pas forcément mis en avant. Nous continuons à porter le poids de générations de préjugés !

CC : Tu viens d’une famille de musiciens ?

S : Non, mon père était un grand sportif ! Mais du côté de ma mère, il y avait des grands-oncles qui avaient accompagné l’immense Carmen Amaya et puis, chez nous, la musique est partout, impossible de passer à travers. C’est comme ça que j’ai eu une guitare entre les mains, comme pratiquement tous les enfants gitans, mais je ne peux pas parler d’imprégnation familiale directe !

CC : Tu es né en 1975. A quoi ressemblait la vie à Gràcia, à l’époque ?

S : à une grande fête. Le dictateur était mort, la transition était en cours, l’économie était plutôt florissante. On jouait dans la rue, on allait à l’école, les familles vivaient vraiment ensemble. Quand on faisait les fêtes de Gràcia, c’était extraordinaire. Il n’y avait pas de touristes ou d’habitants d’autres quartiers, c’était une fête pour nous et quand je dis nous, j’inclus évidemment les « paios » du quartier aussi bien que la communauté gitane ! Gràcia était populaire et joyeuse, on travaillait dur mais on était insouciant, on croyait à l’avenir, c’étaient des années faciles.

CC : Tu veux dire économiquement ?

S : Oui. Le quartier a beaucoup changé. Dans les années 80-90, on vivait très bien. On savait que si on travaillait, on s’en sortait. Dans notre communauté on faisait les marchés, on vendait des meubles, du linge, des annuaires téléphoniques, les enfants faisaient des études, tout le monde se débrouillait. Ensuite, les choses sont devenues beaucoup plus dures, notamment avec la crise et les générations montantes n’y étaient pas du tout préparées. Par ailleurs, avec le tourisme galopant et l’installation de beaucoup d’étrangers, Gràcia est devenu un quartier à la mode, les prix se sont envolés et on a été obligés de partir comme beaucoup des habitants les plus modestes du quartier, gitans ou pas. Je sais bien que ce n’est pas une exclusivité de Gràcia, c’est la malédiction des grandes villes. En parallèle, la natalité a baissé. Dans les familles gitanes, avoir au moins trois enfants allait de soi. Maintenant, compte tenu des incertitudes, les jeunes couples font un ou deux enfants. Alors oui, le visage de Gràcia a changé, s’est européanisé et dans une certaine mesure décatalanisé. La rançon du succès et de la mondialisation. Je ne dirais pas qu’elle a totalement perdu son âme, mais au passage elle a abandonné beaucoup de son identité. Il doit y rester 200 ou 250 gitans ! Bien sûr le phénomène est plus profond que ça. Nous vivons dans une société qui a perdu ses grands rendez-vous communautaires, les enfants sont sur leur console de jeu, les adultes devant la télé ou au téléphone : le nouveau Gràcia est le reflet de ces changements.

CC : Quand tu dis que les gitans sont arrivés à Barcelone au XVe siècle, ils venaient d’où ?

S : De Perpignan ! La Generalitat a retrouvé des documents qui expliquent leur arrivée en Roussillon en 1416. À partir de là, il y en a qui sont partis au sud, comme nous et d’autres vers Montpellier ou Arles comme les Gypsy Kings ou Manitas de Plata, mais nous sommes tous des gitans catalans, originaires de Perpignan et nous gardons des liens solides là-bas.

CC : Tu es membre fondateur de Sabor de Gràcia. Pourquoi ce nom ?

S : Dans ce nom il y a plusieurs choses. D’abord la Catalogne. Je suis un gitan catalan, ma culture c’est la culture catalane, ma langue c’est le catalan. Ensuite, le quartier, c’est l’enracinement, la volonté de garder la mémoire de quelque chose de beau et aussi la mémoire de la rumba, inventée par les gitans et devenue une expression typiquement catalane. Enfin, c’est un nom bilingue, il fonctionne en castillan, tout comme nous chantons à la fois en catalan et en castillan. Et puis la saveur, parce que la musique, c’est le meilleur support du souvenir et ça donne du plaisir.

CC : Le groupe va avoir 25 ans, vous venez de sortir un double album, c’est le succès !

S : Un succès énorme en termes de vente et d’image mais nous n’avons jamais reçu aucun prix ! C’est assez incroyable… Les mentalités ne sont peut-être pas mûres pour ça… Mais bon, cela ne nous empêche pas d’avoir des projets ambitieux, notamment autour de la grande figure de Peret. Je ne peux pas en dire plus, mais ce sera énorme !

CC : La rumba, le flamenco, sont des musiques gitanes. C’est un génie particulier du peuple gitan ?

S : Partout où nous sommes passés, nous avons créé des musiques « nationales ». Je crois que c’est un sens particulier de l’adaptation ! Par exemple, je tiens beaucoup à intégrer dans notre groupe une violoniste : l’instrument roi des gitans, c’est le violon. Mais bon, quand on a croisé le chemin de la guitare, une invention arabo-espagnole, on a créé deux musiques emblématiques, l’une de l’Andalousie, l’autre de la Catalogne !

CC : Pour en revenir à Gràcia…

S : Gràcia fait une grosse crise de croissance. C’est un peu comme Montmartre ou le Quartier latin à Paris. Si l’on fait abstraction des masses de touristes et des gens qui habitent ici comme dans un décor de théâtre, les vrais habitants de Gràcia sont encore là et ils portent la mémoire des autres. Il reste quand même dans l’air un vent de liberté, quelque chose qui permet toutes les excentricités et qui favorise la création. Il y a dans Gràcia, une douceur de vivre particulière. J’ai la faiblesse de penser que nous y sommes pour quelque chose, avec notre mémoire de nomades, notre catalanité vibrante et surtout, notre envie de partage. Il y a sur Gràcia, comme un air de rumba qui plane et la fait rester elle-même malgré tout.

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