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Rencontre avec Jaume Perarnau

29 Juil Rencontre avec Jaume Perarnau

Jaume Perarnau est directeur du Musée de la Science et de la Technique, un outil maître du tourisme industriel en Catalogne. Rencontre avec un homme plein d’idées.

Cap Catalogne : Bonjour Jaume, nous sommes dans une ancienne usine textile, et malgré le fait qu’il s’agit d’un musée national, nous ne nous trouvons pas à Barcelone, ce qui peut surprendre les esprits français. Racontez-nous un peu la création de cet établissement qui appartient, je crois, à la Generalitat de Catalogne…

Jaume Perarnau : En fait, l’idée est ancienne, elle date d’avant la guerre d’Espagne, exactement de 1938, mais il a fallu attendre les dernières années du franquisme, les années 1970, pour que le Collège des Ingénieurs ressuscite le concept, avec l’objectif de créer une structure qui soit à la fois le témoin de l’histoire industrielle en général, et de l’histoire particulière de la Catalogne. En fait, les choses se sont accélérées après la restauration démocratique, et le projet a été relancé en 1982. La localisation à Terrassa est un heureux hasard, mais personne ne peut nier le passé industriel de cette ville où les usines ont été pendant des décennies au coude à coude… Le fait que ce ne soit pas à Barcelone ne nous empêche pas de faire le plein ! Il limite sans doute simplement le nombre des étrangers, nous ne sommes pas une zone principalement touristique…

CC : Et au passage l’architecture a été sauvée…

JP : Oui, justement, les gens ont entretenu à un moment un rapport difficile avec les endroits où ils avaient travaillé et parfois souffert, notamment leurs usines. C’était le souvenir d’un temps de dictature et de difficultés économiques que beaucoup voulaient oublier. Les premiers démantèlements d’usines ou de mines n’ont généré aucune résistance particulière, je dirais même au contraire. Mais une fois la démocratie revenue, les gens ont commencé à prendre conscience de la valeur de ce patrimoine, et surtout du fait que c’était le leur au sens le plus intimiste du terme. Le bâtiment dans lequel nous nous trouvons, une ancienne usine de tissage de la laine où près de 2 000 ouvriers se pressaient, est flanqué de deux grands immeubles d’habitation. Si les habitants de Terrassa n’étaient pas intervenus pour demander le sauvetage de ce qu’il restait de leur fabrique, il est évident que nos locaux auraient subi le même sort. D’ailleurs c’est la convergence entre la volonté de doter le pays d’une mémoire industrielle raisonnée et de la disponibilité de cette ancienne usine qui ont permis de créer le musée tel qu’il est aujourd’hui.

CC : Quand on le traverse, on voit des expositions diverses sur tous les thèmes industriels, l’eau, l’électricité, le gaz, les minerais, on apprend tout sur les avancées techniques, mais en fait, c’est un site prescripteur pour d’autres visites. Expliquez-nous…

JP : Il y a deux façons d’envisager un discours didactique sur l’industrie. Une vision que j’appelle encyclopédique, qui consiste à tout regrouper au même endroit et à parler au nom du monde entier. C’est ce que l’on trouve en général dans les grandes capitales comme Paris, au musée des Arts et Métiers par exemple. Ici, le propos est inverse. Il s’agit d’expliquer des notions universelles à partir de l’histoire du territoire, et vice versa, avec des illustrations concrètes réparties dans tout le pays. Ici vous apprendrez la théorie sur les centrales hydroélectriques, mais le choc devant la puissance de l’eau, vous l’aurez dans les Pyrénées ! Vous saurez tout sur la transformation des peaux mais c’est à Igualada que vous vivrez le processus en direct. Et puis nous avons des espaces dédiés à la nostalgie d’un quotidien révolu : pour beaucoup de visiteurs, voir une Fiat 600 c’est replonger dans l’adolescence. Et se remémorer que les voitures Hispano-Suiza, nées à Camprodon, étaient les égales des Rolls-Royce, c’est un motif de fierté.

CC : Pour autant vous n’êtes pas un réseau de musées…

JP : Non, nous sommes ce que j’appelle un système. Les structures représentées sont choisies en fonction de leur intérêt patrimonial ou muséologique, mais aussi de leurs horaires d’ouverture qui doivent être compatibles avec une démarche touristique. Et franchement ça marche. Alors que les taux de fréquentation de la plupart des musées ont tendance à s’étioler, nous sommes en constante progression. Ce que nous montrons a un très fort impact social. Les gens s’identifient. Tout le monde a eu un oncle, une grand-mère, des amis qui travaillaient dans telle ou telle usine. Tout le monde a connu un quotidien bouleversé par la technique : les plus vieux par l’électricité, les plus jeunes par l’informatique, les ménagères par l’arrivée de l’eau courante ou l’invention des premières machines à laver. D’ailleurs notre public se répartit à peu près également entre les familles et les scolaires.

CC : La révolution industrielle du XIXe est sans doute l’événement le plus important pour la Catalogne et pourtant, elle a relevé le défi sans aucune matière première, juste du travail et des idées. Vous avez une explication ?

JP : La survie, bien sûr, c’est d’ailleurs ce qui détermine aussi le nombre assez incroyable d’inventions que brevettent des Catalans au fil des décennies : le télégraphe – nous allons lui consacrer une exposition autour de la figure de son inventeur de Girona -, le télescope, le moteur à réaction, la transfusion sanguine, la machine à tisser, la machine à sécher le café, pour n’en citer que quelques-unes. Et puis, au service de cette survie, la débrouillardise. Dans toutes les usines il y avait ce qu’on appelait des manyans, des techniciens hors pair, sans autres études que des expériences empiriques et une transmission orale dans les cours du soir et les ateliers, ils ont été capables de reproduire des pièces, d’adapter des modèles existants en Angleterre ou en France qu’aucun industriel ne pouvait acheter vu le prix des patentes. Ce sont eux qui ont en grande partie permis au pays de jouer dans la cour des grands.

CC : Le rôle de cette bourgeoisie industrielle qui réinvestit en partie ses gains est essentiel, non ?

JP : On peut toujours gloser sur le caractère paternaliste des industriels catalans, c’est une dimension indéniable. Il n’en reste pas moins que les bénéfices sont réinvestis pour développer les outils de production, loger et distraire les ouvriers – et donc éviter les conflits sociaux -. C’est la clé de la réussite de la Catalogne qui devient la fabrique de toute l’Espagne et draine une forte population d’immigrés venus du sud et de l’ouest. En plus, la bourgeoisie commande la conception de ses bâtiments de résidence et de ses usines à des architectes qui vont littéralement transformer le visage du pays. Et puis, surtout, je suis frappé par sa soif de modernité. La bourgeoisie catalane n’a pas été frileuse face à la nouveauté, bien au contraire. 

CC : En fait, l’industrie et les sciences ne sont pas déconnectées du reste de la culture, elles sont même plus accessibles à un public non averti.

JP : C’est tellement varié ! Et puis ça permet d’aborder énormément de thématiques : les évolutions du monde du travail, les changements sociétaux, l’immigration intérieure, les révolutions technologiques, les enjeux majeurs de l’environnement, en filigrane la dictature et la démocratie, c’est un champ d’exploration inépuisable qui propose des dizaines de niveaux de lecture, des plus triviaux aux plus scientifiques. Adossé à ses structures associées, c’est un musée éclaté vraiment unique.

        

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