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Sagrada Família Chantier des anges

01 Août Sagrada Família Chantier des anges

C’’est le monument le plus mystérieux de Barcelona, dû à la foi magnifique du grand Gaudí, soucieux de laisser au monde son chef-d’œuvre, en modeste Compagnon : la Sagrada Família.

Divine profiterole architecturale, la Sagrada Família enrobe Barcelone d’un délicieux goût d’inachevé. Quand Gaudí passe le relais à la postérité, le chantier atteint des sommets… Comme une pâtisserie tombée du ciel… Surmontée d’un délicieux goût d’infini. Après plus d’un siècle de travaux, pétrie d’étrange liberté, la Sagrada Família résonne toujours et encore du labeur d’une multitude de « petits Gaudí » en puissance. Car ils sont là, ces 70 artisans investis de la mission sacrée du grand maître. Ce sont eux qui vont poursuivre l’œuvre et l’élever vers son indicible spiritualité. Il y a là Oscar, le disciple céramiste, toujours optimiste. Il y a aussi le Toulousain Jean-Briac, tailleur de pierre et de rêves fous. Ensemble, aux côtés de tous les autres artistes spécialisés, ils soumettent quotidiennement leurs travaux à l’architecte en chef, Ramon Espel, ombre vivante de Gaudí.

sagrada2« The end » en l’an 2040 … ?

Car il faut avancer, progresser, se rapprocher du divin, respecter le dessein sacré laissé par Gaudí en guise de testament. La Sagrada Familia ne supporte pas le silence, l’immobilisme. Elle doit vivre pour titiller un jour les anges de ses flèches magiques. A la mort de Gaudí en 1926, la Sagrada Familia ne comportait en fait que la crypte, les murs des absides, une porte et une flèche. En 1930, trois tours ont été ajoutées. Mais, en 1936, les ateliers sont incendiés par un groupe de combattants anarchistes. Il faudra un long travail de restauration des plans et des maquettes pour que les travaux reprennent en 1952. La construction progresse, avec l’achèvement de la façade sud-ouest et la réalisation de la nef. Si tout va bien, l’extraordinaire feuilleton à rebondissements de la Sagrada pourrait afficher un monumental « The end » en 2040… En attendant, aujourd’hui, huit flèches montent vers le ciel, sachant que l’idée initiale de Gaudí prévoyait douze clochers en hommage aux douze apôtres, plus quatre autres en référence aux évangélistes. Enfin, deux tours représentant la Vierge Marie et le Christ sont censées venir couronner l’ensemble. Erigée dans l’idée d’en faire un temple expiatoire, la Sagrada Familia porte évidemment en elle tous les alléluias du monde. Entre piété et dévotion, entre façade de la Nativité et vestibule du Rosaire, cette cathédrale crie pourtant au paradoxe comme tant d’autres l’ont fait avant elle, avides de recueillement et de foules silencieuses, condamnées à l’agitation des chantiers… Exit le silence religieux, place au tumulte infernal ! Pas d’atmosphère recueillie pendant la visite de la Sagrada… Sinon, sans doute le dimanche, dans le plus grand respect finalement, des préceptes reçus !

sagrada3Labyrinthe de l’insolite et dédale de rigueur

Au contraire, des casques de couleur s’adonnent à une joyeuse procession architecturale. Sous le bleu, des électriciens, des plombiers et des maçons. Sous le rouge, les ferrailleurs, spécialisés dans les armatures en béton. On garde le blanc pour le personnel du temple. Rien d’immaculé pour autant. Les montagnes de sable attendent de se confesser dans le tintamarre de la bétonnière. Comme si la Sagrada jouait à badaboum-patatras au cœur d’un tohu-bohu où le burin fait écho au marteau, où la boucharde médiévale remplace encore le marteau-piqueur pour sculpter les blocs de granit ou de béton. Oscar et Jean-Briac frôlent l’extase devant celle qu’ils ont le droit de toucher au plus profond de ses secrets, celle dont ils connaissent les plans intimes, celle qu’ils ont appris à chérir au gré des travaux du chantier de leur vie. Oscar s’affaire dans son atelier de mosaïque, minutieusement plongé dans la réalisation de cet épi de blé qui dominera Barcelone à la cime d’un pinacle. Sur les traces et dans le prolongement total de l’esprit de Gaudí qui vouait à la nature un culte sans bornes et qui fut le génial inventeur d’un style dans lequel le monde entier reconnaît Barcelone et la Catalogne. Et c’est à l’intérieur de la cathédrale que l’hommage à Dame Nature est le plus flagrant, au point que l’on a envie de parler de panthéisme, d’une sorte d’hymne fervent et naïf qui placerait Dieu au cœur de la moindre fleur, du plus petit arbre…

Quand « Dame Nature » reprend ses droits au nom du délire architectural

La nef est effectivement assortie d’une impressionnante forêt de piliers s’élançant vers le toit, comme autant d’arbres robustes démultiplicateurs de ramifications. Les galbules des cyprès, les palmiers et les formes de croix à cinq branches donnent cette sensation d’être au milieu d’un grand bois, d’une forêt de Brocéliande à déchiffrer de pierre en pierre, de fleur en feuille. Le vagabondage originel se poursuit le long des colonnes qui rendent hommage aux saisons, incrustées de délicieux fruits et de feuilles vertes, éclairées par des fragments de feuilles d’or. Ici, la Nature et la Religion s’inscrivent en lettres majuscules pour en dessiner une troisième, invisible et prégnante : Dieu. Gaudí n’a rien laissé au hasard. Le génie avait pensé à tout, au point que la maquette qu’il a laissée en est presque trop parfaite, trop rigide : elle ne laisse aucune place à l’effraction d’autres créateurs, elle semble avoir prévu le moindre centimètre d’évolution des pierres. Et Jean-Briac de souligner : « Nous, les artisans de ce chantier sommes obligés de travailler en tant que techniciens bien plus qu’en tant qu’artistes. » Ou comment le sentiment d’anarchie est subordonné à la rigueur… ou comment la folie onirique est subordonnée à une impressionnante rationalité. Comme si la logique formelle avait épousé la libre expression des idées. Le vice-versa est partout. Caché dans le moindre coin, sous le plus petit détail d’un fleuron de mosaïques. Mieux que quiconque sans doute, Gaudí illustre cette alliance de seny et de rauxa, de raison et de délire, qui fonde l’esprit même de la catalanité, issu d‘un peuple qui sait que tout se conquiert et que tout se mérite mais que rien jamais, ne doit être freiné.

sagrada4Délire intergalactique

Souvent hélicoïdale, parfois paraboloïde, la symphonie architecturale de Gaudí continue d’inventer son dédale des sens. La rétine du visiteur éclate sous le bourgeonnement de la pierre et par-delà le galbe ostentatoire des flèches. Aux antipodes d’une religion chrétienne dépouillée, le temple barcelonais a choisi de s’évader dans un délire intergalactique de formes et de couleurs qui n’est pas sans rappeler la fantaisie sans limite du baroque et son jeu permanent avec les dimensions. Comme le voulaient les caciques du concile de Trente, Gaudí voulait donner au peuple un palais, tout autant que donner à Dieu le gage de sa foi et de son humilité. Avec ses sucettes géantes, brise-cieux sucrés, avec ses épis de maïs turgescents et phalliques, la Sagrada est animée d’une force quasi animale, seule capable de pénétrer l’âme du monde. Une force d’évocation, une force d’érection qui semble littéralement faire sortir de terre ce monument inclassable et grandiose. Pourtant, la démarche ne devrait pas nous surprendre : elle s’inscrit dans des siècles et des siècles qui ont vu la foi des hommes capable des entreprises les plus gigantesques : ne fallait-il pas des milliers d’esclaves pour faire rouler les énormes pierres des pyramides égyptiennes ou mayas ? Ne fallait-il pas des décennies d’artisans industrieux pour faire émerger, après les dimensions somme toute modestes du roman, la quête d’horizon des églises et cathédrales gothiques ? Au registre des offrandes, Gaudí ne s’était évidemment pas arrêté au gros œuvre de la bâtisse qui n’est encore que l’écrin, la partie extérieure de ce qui sera un jour l’église, le cœur et le chœur de la Sagrada, lorsqu’elle aura retrouvé sa fonction d’origine, celle que lui avait choisie Gaudí : devenir un temple habité où serait célébrée l’eucharistie. On retrouve ainsi au cœur de la cathédrale un mobilier extrêmement riche en formes comme une série de superbes vitraux. Sacrée « merveille de Catalogne », la Sagrada devrait pouvoir accueillir plus de 13 000 fidèles, et les tribunes, sur les bas-côtés, un chœur de 1 500 personnes réunies pour célébrer ce miracle architectural et bien au-delà de lui, le mystère de la transcendance et de la foi. Malgré le vacarme et le charivari généré par les artisans, le fil directeur n’est jamais perdu, et ce fil-là, est un fil à plomb : il veille sur l’élan vertical qui permet à la Sagrada de s’élever jour après jour. La force créatrice brûle avec autant d’énergie, la sueur perle inexorablement sur les fronts travailleurs. D’une pierre, deux coups : Gaudí aura enfanté un des plus beaux temples du monde, Gaudí aura transmis le flambeau de la liberté à plusieurs générations d’artisans et à de nombreux créateurs.

Clin d’œil divin ou malheureuse coïncidence ? Gaudí est mort en 1926, renversé par un tramway. Aujourd’hui, près d’un siècle est passé et la Sagrada Familia est au centre de la polémique avec le passage sous ses fondations de la ligne TGV, ce qui a permis de mesurer l’immense attachement qu’elle suscite de la part des Catalans. Aussi avant-gardiste soit-il, Gaudí n’avait certainement pas pensé à cette éventualité, nouveau rebondissement de cette saga architecturale légendaire. Fer de lance du modernisme, chantre d’une nouvelle réalité et d’un univers à contre-courant, Gaudí partage paradoxalement son individualité insolente et solitaire avec l’autre génie catalan, Dalí.

 

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