01 Août CORBERA D’EBRE, Village martyrisé
Dans un camaïeu d’ocres arides aux rares taches vertes, une butte s’élève, dominée par la Serra de Cavalls. C’est là que le village martyrisé de Corbera d’Ebre continue d’élever vers le ciel les moignons de ses maisons et son église intacte.
Niché dans un paysage paisiblement beau, Corbera d’Ebre porte les cicatrices d’un passé tumultueux, marqué par l’une des batailles les plus déterminantes de la Guerre d’Espagne. En juillet 1938, ce village tranquille devint l’épicentre de la Bataille de l’Ebre, un tournant tragique qui précipita la défaite de l’Armée Républicaine. Les conséquences furent dramatiques : un repli vers le nord, la perte de Barcelone et, pour beaucoup, l’exil, la captivité ou la mort. À Corbera d’Ebre, le 25 juillet 1938, les sinistres efforts conjugués de la Légion Condor, une unité d’élite fasciste composée essentiellement d’Allemands nazis, et de l’aviation italienne, toutes deux alliées des franquistes, ont déchaîné sur le village un déluge de feu transformant ce havre de paix en un champ de ruines. Les habitants avaient fort heureusement fui, trouvant refuge dans les alentours et notamment dans la grotte de Betlem. Le 3 septembre, les troupes franquistes entrèrent dans la ville. En arpentant les rues éventrées qui montrent parfois ce qu’il reste d’une cuisine, d’une cheminée ou d’un mur tapissé, on ne peut s’empêcher de penser à d’autres sites sinistrés : Pompéi, saisi par la lave du Vésuve en pleine vie, ou bien sûr Oradour-sur-Glane, crucifié par l’unité allemande « Das Reich ». Ici, le feu tombé du ciel a eu raison de tout. Les mortiers ont frappé d’une vérole éternelle les moindres bâtiments dont on devine pourtant la modestie originelle. Chose étonnante, L’église, avec son fronton baroque et ses courbes saisissantes, se dresse comme un phare de résilience au milieu des décombres. Ses façades ornementales restent obstinément dressées et son clocher intact, comme si le destin avait malgré tout voulu garder trace de ce qui fut un lieu de vie communautaire et un espoir de paix. En réalité, il s’agit d’une coquille vide, car le toit, aujourd’hui remplacé par une sobre verrière, a disparu, et à l’intérieur, rien ne subsiste des splendeurs passées. En 1992, les ruines de Corbera d’Ebre ont été déclarées Bien Culturel d’Intérêt National, un véritable musée à ciel ouvert et l’un des « Espaces de la Bataille de l’Ebre ». Vingt-huit sculptures, représentant chacune une lettre de l’abécédaire de la Liberté, travaillent à faire de ce lieu de larmes et de sang un symbole d’espoir et de paix. En 2008, le Centre d’Interprétation des 115 jours de la Bataille de l’Ebre a été inauguré, offrant une perspective poignante sur cette période déterminante de l’histoire espagnole. Situé dans le village reconstruit par les survivants du massacre, juste en dessous de l’ancien site, ce centre occupe un édifice impressionnant de briques rouges et de pierres blanches, couronné par une terrasse expansive qui offre des vues panoramiques sur les montagnes environnantes. La visite est scandée en plusieurs thèmes illustrés par des photos prises sur le vif, des documents anciens, des extraits de films et des reconstitutions des batailles et des tranchées qui donnent chair à la guerre dans toute son horreur mais aussi dans son effarante banalité. Tout commence avec le premier tableau, « La nuit de Saint Jacques », le 25 juillet 1938. Autour du fleuve, barrage naturel, 300 000 belligérants sont en place. 30 000 trouveront la mort, 100 000 seront blessés, un bilan catastrophique. Avec la section « La traversée du fleuve », l’exposition s’attache ensuite à montrer les modalités de traversée de l’Ebre, sur des ponts de bateaux, en barque, à la nage, et explique pourquoi cette traversée était cruciale pour chacune des armées en présence, conscientes l’une et l’autre que le gagnant de cette bataille serait à coup sûr le vainqueur de la guerre d’Espagne. Une troisième section est consacrée aux « préparatifs de l’offensive » dans chaque camp et aux travaux stratégiques des états-majors.
Cap sur la paix
Elle montre que l’équilibre des forces terrestres était d’entrée troublé par la supériorité aérienne des Nationaux. Enfin arrive le point névralgique, à savoir les « 115 jours de combat », une plongée dans l’horreur des tranchées, l’effroyable lenteur des guerres de position, la jeunesse insolente des combattants, pour la plupart inexpérimentés. On ne peut s’empêcher de penser aux terribles récits des poilus tant cette bataille reste artisanale dans les affrontements en corps à corps, le rôle des populations prises en otage, la terreur des bombardements qui, au fond, n’épargnaient aucun des deux camps. La visite se poursuit avec « le dernier jour » et nous vivons en direct le reflux de la mort et son héritage de ruines et de corps abandonnés, éparpillés dans les montagnes, les cluses et les rivières. L’illusion est si parfaite que nous voilà abattus par ce silence qui est d’abord l’absence de vie. Le tableau suivant, « la terre blessée », est une sorte d’instantané des régions de l’Ebre à jamais stigmatisées, des récoltes de fruits à jamais perdues, des écoles étripées et des églises détruites. Un lourd, très lourd tribut. Nous sortons de cette expérience profondément ébranlés, conscients de la dimension tragique supplémentaire que porte en elle toute guerre civile. De plus, bien que des centaines de milliers aient fui en réfugiés, nombreux sont ceux qui n’ont pas pu échapper et ont été engloutis dans la longue et sombre ère du franquisme. La sobriété de la muséographie, résolument documentaire, souligne paradoxalement la tragédie. La dernière partie, « pour la mémoire, pour l’avenir », est un manifeste, un « plus jamais ça » qui espère, par la divulgation et l’explication, éradiquer les racines de la guerre. C’est là toute la mission des Mémoriaux de l’Exil, un réseau de sites, de musées, d’anciens terrains d’aviation, de refuges aériens et de zones de tranchées qui recouvre toute la Catalogne.
Chaque jour, ou presque, la découverte d’une nouvelle fosse commune ou de documents égarés apporte sa pierre à l’édifice laborieux d’une paix espérée. Dans ce dispositif, le Centre d’Interprétation des 115 jours est le seul à proposer une synthèse des événements dans leur chronologie et leur enchaînement de causalités, mais aussi une vision intérieure, triviale, à travers le quotidien des soldats. Gageons que Corbera d’Ebre vous habitera longtemps.
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