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Le Trencadís, l’art de la seconde chance

28 Sep Le Trencadís, l’art de la seconde chance

Un écorcheur de rétine. Un recycleur en diable. Le « trencadís », cet art qui consiste à récupérer des morceaux de céramique et de verre brisés pour les sauver du gaspillage, est intimement lié au génial architecte Gaudí. Bien plus qu’une technique artistique, le trencadís élève le fragment et l’éclat en œuvre d’art. Ode à la créativité et à la beauté imparfaite de la vie, le trencadís s’est invité en Catalogne dans l’ornementation des plus beaux édifices tels que la Sagrada Família, la Casa Batlló ou encore le Palais de la Musique Catalane. Quand les débris se transforment en « seconde peau » des plus grands chefs-d’œuvre architecturaux…

Tren-ca-dís. Trois syllabes aussi tranchantes que ciselées définissent ma musique. Je suis le « Trencadís », avec un T majuscule alors que je brille dans mes minuscules. Jamais seul, je suis un art multiple. Non binaire, non genré, j’excelle dans la déconstruction. Qui suis-je vraiment ? Je suis cet art qui trouve sa beauté dans les vies brisées… Je suis né d’une nécessité créative, lorsque des artisans-artistes ont voulu donner une seconde vie aux céramiques cassées, aux fragments de porcelaine, aux assiettes ébréchées, aux tessons de bouteilles, aux morceaux fendus-fêlés. Car oui, moi le trencadís, je me nourris de milliers de morceaux de céramique multicolores pour créer une symphonie visuelle en hommage à la nature et à la spiritualité. Je suis la réinvention, la transformation, l’éclatante métamorphose de l’imperfection en œuvre d’art. Mon essence réside dans la capacité à donner vie à l’ordinaire, à transcender la banalité pour créer quelque chose de magique et d’unique. 

Hymne à la beauté imparfaite de la vie

C’est en Catalogne, terre de créativité et de beauté que je me suis particulièrement épanoui entre art et architecture. On dit de moi que je suis une des caractéristiques principales de l’architecture catalane et d’une certaine manière je suis une métaphore de la beauté qui s’atteint en agrégeant de petits bouts… La métaphore d’un pays ? Très certainement. L’histoire de la Catalogne n’est-elle pas constituée de personnes d’horizons multiples ? N’est-elle pas ce pays qui forme une magnifique mosaïque portée par un vent de liberté ? C’est en tous cas à ce petit pays porté par la créativité visionnaire du génial Antoni Gaudí que je suis intimement associé. Pendant plusieurs siècles, la mosaïque avait été oubliée dans le monde de l’art. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, jusqu’à ce que le maître du Modernisme catalan, cousin de l’Art Nouveau français, ne lui donne une nouvelle vie. Gaudí s’entiche alors de ces riens, de ces pièces à jeter en raison de leurs défauts et de leurs imperfections. Et de glaner, récupérer carreaux abîmés et plats ébréchés, bouteilles éclatées et tuiles amochées pour recouvrir les surfaces. Le terme « trencadís » vient du catalan et signifie « fragile » ou « cassant », référence à cette méthode inventée par l’architecte. Gaudí choisissait des formes irrégulières de couleurs vives, qu’il combinait astucieusement pour créer des dessins et des dégradés. Aussi, suis-je aujourd’hui présent au Park Güell, au Palau Güell, à La Casa Batlló et à la Pedrera, ces illustres bâtiments signés Gaudí qui sont classés au patrimoine mondial de l’Unesco. Quelle reconnaissance ! Mon cœur ne peut que s’emplir de gratitude envers cet architecte de renommée internationale qui m’a érigé en hymne à la créativité, au recyclage et à la beauté imparfaite de la vie. Je dois aussi beaucoup à un autre artiste de l’ombre : Josep Maria Jujol, disciple de Gaudí qui le considéra d’ailleurs comme son fils. Longtemps, son rôle a été occulté par le Maître. Aujourd’hui, on sait que Jujol était bien plus que la cheville ouvrière, mais la pièce maîtresse du célèbrissime « banc ondulé » du Park Güell, mais aussi de la réalisation de la façade de la Casa Batlló sur le Passeig de Gràcia à Barcelone. Jujol a été particulièrement actif dans l’édification de la Sagrada Família à laquelle il a apporté son sens du chromatisme et du modelage, sa poésie dans l’assemblage d’éléments de récupération. Pour Jujol, le trencadís représentait bien plus qu’une simple technique de mosaïque, c’était un langage expressif qui lui permettait de donner vie à ses visions les plus fantasques. Sous les mains de Jujol, le trencadís devient une palette de couleurs éblouissantes. Il choisit des teintes vibrantes et des nuances éclatantes pour composer un kaléidoscope qui danse sous la lumière méditerranéenne. Les formes organiques, les courbes audacieuses, et les surfaces chatoyantes s’entremêlent dans un tourbillon flamboyant qui capture l’œil et réveille l’âme. Les façades de ses bâtiments deviennent des toiles flamboyantes où chaque éclat de mosaïque raconte une histoire, où chaque courbe inspire un élan poétique. On retrouve sa griffe entre autres à la Casa Vicens à Barcelone ou sur les façades de la Torre de la Creu et de la Masia Can Negre à Sant Joan Despi. Ses réalisations sont des œuvres d’art vivantes, qui résonnent avec les émotions de ceux qui les contemplent. 

Baltasar Virgili, seul disciple vivant de Jujol…

à Roda de Berà, dans la province de Tarragonne, Josep Maria Jujol avait reçu une commande particulière du couple Carreras, une famille bourgeaoise barcelonaise qui avait un mas dans la commune. Il s’agissait de décorer l’oratoire de leur chapelle privée. Au même moment, un certain Baltasar Virgili, alors âgé de 14 ans accompagne son père maçon sur le chantier de la chapelle. C’est LA rencontre. « Je me souviens très bien que Jujol nous avait demandé avec mon frère de l’aider à réaliser un trencadís en mettant une pièce par-ci, une autre par-là. Ici du bleu, là du rouge jusqu’à ce que surgisse un incroyable dessin ! Je n’en croyais pas mes yeux de gamin ! » Aujourd’hui, Baltasar Virgili est âgé de 93 ans. Ses souvenirs auprès du maître sont intacts : « Je le regardais travailler la bouche ouverte, les yeux écarquillés. Il avait cet art de l’improvisation et du détail à la fois.  C’était un génie ! Tout était fait de manière spontanée, sans dessin préalable. Jujol possédait une dextérité inimitable. » à l’heure de partir à la retraite, il y a une vingtaine d’années, Baltasar a non seulement hérité des clés de la fameuse chapelle mais n’a pas non plus hésité à se plonger corps et âme dans ce passe-temps dont il avait tant rêvé : le trencadís. Avec plus de 300 œuvres dont une trentaine sont visibles dans les rues de Roda de Berà, sans compter les centaines de réalisations disséminées dans sa propriété privée, Baltasar perpétue le savoir-faire de son maître Josep Maria Jujol. Son atelier regorge de carreaux, minutieusement rangés sur des étagères à la manière d’une bibliothèque de livres rares. Du matin au soir, Baltasar semble revivre l’épiphanie de la créativité. La paume de sa main vient frapper le carreau récupéré chez un fabricant de « rajoles ». Chaque morceau trouve sa place, chaque couleur joue son rôle et c’est dans cette harmonie d’imperfections que Baltasar se laisse emporter par l’art de la réinvention. Dans le sillage des Gaudí, Jujol et autre Virgili, le trencadís marque toujours et encore la revanche des éclats brisés, le pied de nez aux conventions. Aujourd’hui, le trencadís a dépassé les frontières de l’architecture pour envahir l’art urbain. Des graffeurs de talent l’ont incorporé dans leurs fresques murales, même si l’essence sacrée demeure et illumine de nombreux lieux de culte catalans. Symbole de durabilité, de recyclage et de respect de la nature, le trencadís reste une ode à la capacité de transformer les défis en opportunités, de faire jaillir la lumière de l’apparente banalité des choses. Visca el trencadís ! Vive l’art de la réinvention !

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