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Rencontre avec Txaber Allué i Martí

30 Mai Rencontre avec Txaber Allué i Martí

Rencontre avec Txaber Allué i Martí, pionnier de l’alliance entre cuisine authentique et univers numérique. Sous le titre « El Cocinero Fiel », il est le créateur d’une série You Tube remarquée, qui en a fait une autorité gastronomique incontestée.

Cap Catalogne : Bonjour. Vous êtes un grand communicant en matière de cuisine, connu depuis des années pour votre sens de la mise en scène des saveurs grâce à l’un des tout premiers blogs culinaires de la péninsule ibérique. Comment en êtes-vous arrivé là ?
Txaber Allué i Martí : Il y a dix-huit ans déjà j’ai filmé sur ma chaîne You tube la recette de l’omelette aux pommes de terre. Rien de plus simple, rien de plus national, et pourtant, la vidéo est devenue virale. C’est un plat qui parle à tout le monde et dont chacun connaît sa propre version. À l’époque, on filmait très peu dans les cuisines. Cela avait un petit côté iconoclaste, presque intime.

CC : Aujourd’hui, parmi vos nombreuses activités, vous vous êtes donné pour mission de faire connaître la cuisine de Tarragona. Pensez-vous qu’elle souffre d’un manque de reconnaissance ou qu’elle est tout simplement méconnue ?
TAM : Exactement. On connait très bien la cuisine de Girona, en grande partie grâce au Bulli et aux frères Roca. Celle de Barcelone bénéficie aussi d’une belle visibilité en tant que ville-monde. Mais Tarragone est restée à l’écart de ces grands mouvements. Elle n’a pas participé à la magnifique éclosion de la cuisine catalane au niveau international, et c’est injuste. Même les Terres de l’Ebre sont plus connues et mieux médiatisées sans doute parce qu’elles offrent une identité culinaire forte, dictée par le fleuve et les rizières.

CC : Comment l’expliquez-vous ?
TAM : J’ai ma théorie. La bourgeoisie tarragonaise a disparu, noyée sous le flux de populations nouvelles, sous le caractère à la fois industriel et étudiant de la ville. Elle s’est dissoute, contrairement à celle de Reus par exemple, qui revendique haut et fort ses spécialités, son vermouth, et qui se sent pleinement de Reus. Ici on a tendance à faire référence à un territoire plus qu’à une ville, comme si la ville elle-même échappait à toute définition précise, alors même que nous avons encore un quartier de pêcheurs, le Serrallo. Moi, je revendique le tarragonisme gastronomique parce que justement il reste de vastes pans de patrimoine totalement inexplorés : le potentiel est immense.

CC : Vous décrivez la sauce Romesco comme bien plus qu’un simple accompagnement. En quoi incarne-t-elle, selon vous, l’identité profonde de Tarragone ?
TAM : Je voudrais rappeler que la Romesco est l’une des trois grandes sauces emblématiques de la cuisine catalane, et qu’elle appartient en propre à Tarragone. Ce n’est pas un détail : elle est, à mes yeux, une métaphore de notre ville et de son territoire. Elle incarne à la fois notre géographie et notre histoire. C’est une sauce profondément méditerranéenne, presque romaine dans son essence. Elle parle du poisson, de la scarole et des calçots. Elle raconte la terre et la mer, les cultures sèches des amandes et des noisettes, le miracle de l’huile d’olive… Toute cette douceur qui semble littéralement surgir de la pierre et se mêler aux parfums de la mer. Et puis, il y a aussi le poème des poivrons au romesco, des nyores. La Romesco est une merveille, un microcosme, un mar i muntanya à elle toute seule. Et indéniablement, elle est de Tarragone. Alors oui, je me bats pour rendre ses lettres de noblesse à notre tradition. Derrière elle se sont des générations de pêcheurs et de paysans qui sont à l’honneur, et sans doute aussi des générations de cuisiniers qui, demain s’en inspireront. Nous sommes très fiers de notre patrimoine romain, de nos richesses architecturales mais nous n’avons pas compris que la cuisine c’est la trace vivante de l’humain dans l’humain. Alors oui, je me bats pour que nous soyons autre chose qu’un musée à ciel ouvert offert aux voyageurs : une expérience, une culture vivante.

CC : Vous avez des ambassadeurs pour cette cuisine particulière ?
TAM : Oui, quelques-uns comme El Terrat, même si le chef cultive un cousinage avec la cuisine marocaine. Et bien sûr les cuisinières populaires qui perpétuent la tradition domestique, heureusement. Mais nous sommes aussi les victimes d’un tourisme de masse attiré par l’héliotropisme, la proximité de Port Aventura… Un tourisme peu exigeant, qui se contente souvent de la mer, du soleil et du divertissement. En somme, il nous perçoit comme interchangeables avec d’autres destinations et il manifeste peu de curiosité envers notre identité. Entre l’absence d’intérêt des gens d’ici pour leur propre patrimoine culinaire et ce phénomène de consommation rapide, le passage est étroit. Alors, j’ai décidé de le forcer.

CC : C’est-à-dire ?
TAM : En juillet et août, Tarragone accueille son premier Congrès de la sauce Romesco, un énorme événement avec un budget de 120 000 euros, la présence de grands chefs comme Eduard Xatruch, de producteurs engagés dans la sauvegarde des anciennes variétés de poivrons et de nyores, de moulins à huile sous appellations Siurana et Tarragona, mais aussi de pêcheurs et d’universitaires. Je suis convaincu que nous devons passer par une approche théorique, anthropologique, voire archéologique. Notre cuisine, qu’il s’agisse de nos suquets ou du xató, fait pleinement partie de la diète crétoise mais elle n’a jamais fait l’objet d’aucune thèse de doctorat et c’est en quelque sorte un déni de prestige. En tout cas, c’est un manque évident.

CC : Et bien sûr on va pouvoir déguster ?
TAM : Notre idée est simple : les touristes ou les habitants font leur marché et achètent, par exemple du poisson frais. Chez nous, ce n’est pas ce qui manque entre les sardines, les gambes, les seiches et les calamars. De notre côté, sur nos stands, nous cuisinons ce poisson avec sa juste cuisson et nous l’accompagnons de Romesco maison. C’est simple, écologique, goûteux et inoubliable. C’est la cuisine sur le vif, comme une peinture en plein air. L’exact opposé de cette cuisine méditerranéenne indistincte qu’on a malheureusement pris l’habitude de servir sur nos tables.

CC : Et les vins sont du voyage, sur des terres aussi généreuses ?
TAM : évidemment, nos vins sont excellents et typés mais pas seulement, nous tentons aussi des alliances délicates avec les bières artisanales. La quête du goût n’a pas de limites. Tout est possible ici, parce que nos produits sont de toute première qualité. Ils méritent d’être sous les projecteurs et tout commence par la médiatisation. Je suis avant tout un passionné d’audiovisuel et de réseaux. J’en connais la puissance. Le cinéma et la cuisine sont mes deux grandes passions. Je veux les mettre au service de ce « tarragonisme gastronomique » dont les milliers de touristes et étudiants qui passent chez nous peuvent devenir les meilleurs ambassadeurs.

CC : Peut-on dire que vous êtes, de fait, un influenceur ?
TAM : Je préfèrerais dire un pionnier de tendances, un guetteur de vents. Je n’aime pas m’engouffrer dans les chemins tout tracés, au contraire. J’ai envie d’inventer de nouveaux angles de vue. Proposer de nouvelles approches, plus ludiques, mais aussi plus documentées, en utilisant tout le pouvoir de l’image et l’immense puissance des réseaux. Mettre derrière moi le monde universitaire, parce que la cuisine c’est d’abord la marque culturelle d’une civilisation. Le « tarragonisme gastronomique » n’est pas un gadget, c’est un concept !

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